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Delphine en décembre
jeudi 5 décembre 2013, par
J’ai pondu autrefois une ode nostalgique à mes amours adolescentes parce que je suis à l’âge où l’on dit à mon âge, ce qui fait rire ceux qui n’y sont pas encore et me rassure toutefois : je sais qu’ils y viendront et ressentiront à quel point il n’est pas nécessaire d’aimer l’automne.
J’ai donc parlé de Delphine, l’amour de mes dix-sept ans, que je n’ai hélas pas oubliée car je n’ai rien oublié, ce qui me permettrait de me lever du bon pied sans amasser.
Je n’ai jamais revu Delphine. J’ai revu Sophie de loin en loin. Il n’y a pas si longtemps, je lui ai même envoyé un email. Au début, elle a été charmante. Elle venait encore de se séparer d’un type qui lui rappelait son père ou alors pas du tout, et c’est pour cette raison ou pour le contraire qu’elle l’avait encore quitté. Et puis de conversation en conversation elle s’était rappelé que j’étais comme les autres une espèce de salaud et avait fini par m’envoyer paître, ce qui lui donna une énorme importance à elle qui n’aimait rien d’autre qu’elle-même. Je lui fis quand même croire perfide que j’avais un cancer du pancréas pour tester son niveau d’empathie mais bon. Elle se rattrapa en me proposant de boire un café des fois que je passe à Paname rendez-vous compte : un café pour un type qui meurt du pancréas, c’est-y-pas de l’empathie...
Mais Delphine, je ne l’ai pas revue.
Dans mon panthéon des femmes de ma vie, elle est sur l’une des marches, mais de dos, sur le départ. C’est tout juste si elle ne s’est pas contentée de passer la porte et de ressortir aussitôt, comme s’il était non pas trop tôt mais déjà trop tard, et elle s’est enfuie pour un autre plus prometteur. Je sais qu’elle a vécu ailleurs et même très loin mais j’ai senti dans mon être sa présence dès qu’elle est revenue sur le sol français. J’ai cette étrange faculté de deviner quand elles reviennent sous ma latitude. Elles n’en savent rien il ne faut pas ébruiter la chose. C’est comme une sensation.
Je l’ai retrouvée il y a longtemps sur Facebook™ avec mon faux-nom ma fausse barbe que j’offre à ces connards de la NASA ou du FBI... Elle avait un profil mais pas de face, juste une icône fade et grise. Quand j’ai senti qu’elle était revenue, j’ai retrouvé son profil et sa photo d’aujourd’hui est apparue. Trente années nous séparaient de sa séparation d’avec mon moi d’à l’époque. Un peu comme les congés payées me séparaient de ma propre naissance, trente années quand on ne les a pas encore, ça n’est rien car c’est forcément du passé mais allez donc dire vos souvenirs d’il y a trente ans aux gens qui n’en ont pas quinze ils vous riront au nez.
Sur la photo c’est bien elle. J’ai parfois du mal à reconnaître les gens de mon âge, surtout ceux qui déjà se contentaient de ne pas avoir de personnalité en cultivant leur ressemblance avec leurs pères, leurs mères ou un truc à la mode. Delphine c’était autre chose, elle était fauve, enfin, pas autant qu’elle le croyait mais pour mon moi de mes dix-sept ans, c’était impressionnant.
J’ai tapoté un message, puis un autre, une invitation, un bouquet, que sais-je encore ? J’ai quand même écouté Le bal des Lazes pendant plus de dix ans tous les jours et la plupart des chansons de Polnareff (prénom Michel) toute mon enfance alors forcément, j’ai une conception des amours perdues assez romantisme allemand bien que je m’en défende. Elle ne répondra jamais. Peut-être parce qu’à l’évidence, il n’y a rien à répondre et que les retrouvailles des amours de jeunesses sont plus un effet pervers du programme - une sorte de bug - qu’un parti-pris. Facebook™ est plutôt là pour me refourguer des salopes d’Ukraine ou de Papouasie (je suis censé y être célibataire pour de vrai), que d’anciennes conquêtes perdues de vue à jamais. Le marketing, c’est tout le contraire de la nostalgie les amis, sinon, on ne changerait pas de bagnole au prochain GPS et je roulerais en DS 23 Pallas coupé Chaperon un peu rouillée à l’aileron.
A chaque fois que je prends des nouvelles de ceux qui ne vivent plus que sur Facebook™ (je leur en veux un peu), la voilà qui apparaît. Au milieu des amis d’amis dont vous reprendrez bien un peu de parfum ? se trouve Delphine et son sourire naïf mais sûre d’elle allez comprendre. J’ai l’impression que ce photomaton™ me parle de moi, de cette impuissance cybernétique à conserver les gens. J’irais presque jusqu’à comprendre les assassins de ces femmes que l’on congèle pour ne pas les perdre complètement.
Delphine ?