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Lionel Jospin et moi
lundi 22 août 2016, par
Je le vois depuis la semaine dernière. Ce matin, à la supérette, il était derrière moi, à la caisse. Son garde du corps le suivait des yeux, ou bien était-ce un voisin ou un admirateur. J’ai tout de suite vu que c’était lui, mais ça n’est qu’en payant que j’ai fait semblant d’être étonné. Je me demandais s’il m’avait reconnu. Mais bon.
Je le revois à la télévision le soir où le petit n’avait que deux ans, qu’il annonçait quitter la vie politique, et que le borgne était au second tour. Quatorze ans plus tard, je le croise en Provence au pied du Ventoux, et, franchement, que pourrais-je bien lui dire ?
Peut-être lui raconter que je ne suis pas le grimpeur que j’imaginais. En haut du Ventoux, il y a des marchands de sucreries, des étrangers sur des vélos haut-de-gamme, des compagnies privées qui organisent des voyages sportifs, et un beauf à la française qui fume une clope au-dessus de mon nez, avant de cramer les cheveux de sa propre gamine en levant son camescope pour filmer le paysage immobile. Le vent est tombé ce matin, il fait chaud dans la vallée, je suis épuisé mais je me force, je vais descendre boire un panaché au Chalet Reynard avant de remonter ici, puis me laisser glisser jusqu’au village.
En montant, j’ai été doublé par des motards et des types en 4X4. J’ai compté les détritus des cyclistes, qui sont de plus en plus rares. Et une Ferrari lancée à fond a bien failli m’écraser, à deux kilomètres du sommet. Elle m’avait doublé un peu avant, puis, en descendant, avait pris le virage un peu large. Le type à l’intérieur avait l’air content de lui. Je suis trop épuisé pour lui en vouloir.
Ce soir, j’ai voulu manger une pizza. Comme je viens de recevoir la facture de mon avocat, j’ai revu mes prétentions culinaires à la baisse. C’est juste que j’en ai marre des pâtes. Derrière moi, un gamin d’au moins cinq ans insiste pour manger dans sa poussette. N’embête pas le monsieur lui dit sa mère, une grosse chose boudinée, comme la plupart des femmes en terrasse ce soir, et comme ces gens qui ne finissent pas leurs assiettes. Le gamin me regarde méchamment. Je sais déjà que je ressemble à mon père, parce que, en lisant Virginie Despentes seul à table, je porte des lunettes. Je regarde le gamin par au-dessus, et j’imagine que c’est ainsi qu’il aura appris à reconnaître un vieux, pour le temps qu’il lui reste à vivre.
Je lui collerais bien une claque à ce petit con, mais c’est sa mère la coupable, comme presque toujours quand les pères sont présents.
En lisant Vernon Subutex, je revois mes potes rockers et les années quatre-vingts, celles qui m’ont définitivement fait comprendre que les bourgeois parvenus étaient répréhensibles non pas tant parce que papa et maman avaient gagné beaucoup d’argent, mais parce qu’ils avaient mauvais goût en musique : ils aimaient Dépêche-Mode et Indochine, et ça, quand on a de l’argent, c’est impardonnable.
La grosse mère dit au gamin trop grand pour sa poussette qu’il n’est pas obligé de finir son assiette. Mes voisins n’ont pas fini leurs hamburgers, la serveuse m’assure que le dessert du jour est "maison", et je pense que Lionel Jospin, quelque part pas loin, ne sait pas qu’il n’aurait rien pu faire à tout cela.