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Un adieu prévu

vendredi 1er décembre 2017, par Grosse Fatigue

Il y avait son copain un peu trop gros et gras et pas rasé qui faisait crade et qui avait l’air triste et avachi. Il savait à l’avance. Il m’en a parlé en juin, quand on lui a retiré un truc dans la tête, une métastase dans la tête, quand on peut la retirer, on la retire. Il y avait donc ce peintre en bâtiment, tout triste et gras qui était là, qui était triste, et les murs blancs autour, standards.

Il y avait ma sœur, et puis mon autre sœur, sa mère. Il y avait sa sœur. J’avais envisagé tout cela dans le TGV en venant. Un grand TGV comme je les aime tant, tant ils me rappellent l’avenir auquel on croyait autrefois. Un TGV à deux niveaux, et d’en-haut, pour ceux qui s’en souviennent encore, il y a le paysage qui défile, comme dans les sous-sols des vieux autrefois, dans les reliefs plastifiés de leurs trains miniatures.

J’ai pensé à ce que j’allais voir et dire et faire. J’y ai pensé dans le train, et la veille en forêt, la nuit, à faire du vélo. J’y ai pensé il y a deux mois. J’y pense. Depuis trois ans.

Il nous avait annoncé ça en rigolant. Un mélanome, tu parles ! Comment avoir peur de l’anagramme de "mélomane" ? A côté de toutes les saloperies qu’il s’était vaporisées dans les narines, un grain de beauté qui saigne, qu’est-ce que c’était ?

Je savais que c’était la mort qui venait frapper à la porte en avance d’au-moins trente ans, juste pour me rappeler à quel point elle aimait me faire ça aussi, depuis si longtemps. Je ne lui ai pas dit. Personne ne lui a dit.

A chaque photo que j’ai faite de lui, revenaient me hanter les photos d’autrefois, les souvenirs en deux dimensions, des gens du passé, un frère une sœur. Je savais très clairement que je mettais à plat ce qui resterait de lui, l’idée de lui, afin que d’autres puissent se souvenir aussi, de ce moment précis, cet instant décisif, où de son regard triste et doux, il souriait bizarrement. Le savait-il aussi ? J’imaginais que l’on lancerait ses cendres du haut du Galibier, qu’il grimpait vite et descendait comme un fou. J’avais tort. Quand il a compris, quand ils lui ont dit, le romantisme et la folie l’ont quitté. Le cimetière et le caveau familial, et ça ira bien.

En arrivant dans sa chambre, il somnolait en écoutant Coltrane. C’est plutôt bien de finir sa vie même trop tôt en écoutant Coltrane. Tout le monde n’a pas cette chance. Quand il m’a vu, il s’est réveillé. Je veux dire qu’il s’est réveillé après m’avoir vu, et pas avant. C’est souvent le cas des gens malades. Ils sont là et pas là. Ils dorment les yeux ouverts, à l’intérieur, des techniciens commencent à retirer les câbles, quelque chose comme ça. Les yeux brillants et heureux, à m’appeler tonton parce que l’on aimait tant dire des conneries. Je lui ai montré une reprise d’un groupe qu’on aimait bien, par un brass-band. On a chanté. Et puis il s’est rendormi.

Alors ont commencé les allers-retours cafétéria chambre il dort ne t’inquiète pas il dort encore ? Oui tu veux un chocolat ? Son père va venir, t’as prévenu tout le monde j’arrive pas à y croire, il a quarante et un ans les médecins lui ont dit oui il lui ont dit comment on peut être perdu si jeune et si en forme rends-toi compte ! On a fait le Ventoux il y a un mois, il grimpait si bien, c’était si formidable si rapide. La preuve : j’ai les photos.

Des gens, il y a toujours deux présences. La vraie. Celle que l’on touche et que l’on écoute et que l’on interrompt sans cesse. Et l’idée que l’on s’en fait. Cette dernière-là, elle s’accompagne bien des restes de la veille, sur du papier jauni quand la veille s’éternise avec le temps et que tout s’en va. Voilà qu’il ne me reste plus que l’idée de toi, et ton regard un peu partout sur les photos que j’ai prises avant ce jour d’octobre, ce dimanche avant de reprendre le TGV, où juste avec toi, personne d’autre, dans la chambre encombrée pour te donner du courage par des photos et des babioles, il a bien fallu se saluer.

Je pleurais comme une madeleine et tu me disais de ne pas m’en faire et que tout irait bien et que tu t’inquiétais plus pour nous que pour toi. Je tenais ta tête qui te faisait si mal et le coude de ton bras droit et ta main qui grattait ta tête. Je sentais sous tes cheveux les métastases sous-cutanées qui ne perdaient pas leur temps. Les digues avaient lâché, l’invasion avait gagné, tu en avais partout depuis déjà longtemps mais à chaque fois il y avait eu comme un espoir. Radiothérapie, chimiothérapie, chirurgie, immunothérapie, vélo. On y avait tous cru non pas moi, mais disons presque, j’étais comme averti par le passé, les spécialistes m’avaient regardé d’un air triste en me disant : "Putain...". Oui, tu sais bien, les amis médecins, ceux que tu connaissais aussi, ils savaient à l’avance, on t’a raconté des conneries, juste pour que tu tiennes, juste parce qu’on ne sait jamais et c’est tant mieux.

Je pleurais comme une madeleine et toi pas du tout. Ça te fatiguait tellement, tu avais mieux à faire qu’à me remonter le moral, les hypnotiques devaient déjà t’embrumer, gérer tes peurs, ton stress, ta douleur. Je touchais ta tête en me souvenant des souvenirs en super-huit que papa tournait pour tes quatre ans, dans le jardin de tes autres grands-parents, quand tout blond et tout petit, tu dansais sur Message in a bottle. Personne ne se serait douté qu’un jour dans le futur, quand les trains iraient vite, que les paysages n’existeraient plus, et que l’on serait tous programmés par téléphones interposés, personne ne se serait douté que tu mourrais avant nous, d’un cancer de la peau.

Je t’ai vu un dernière fois dans l’entrebaîllement de la porte. Tu étais figé, ton regard vers l’au-dehors, le soleil face à toi, pétrifié et blanc, un Pompéi sans les cendres, le volcan à l’intérieur, et j’ai voulu oublier cela en partant. Tout était triste.

Je t’ai revu dans ton cercueil, tu m’as fait un choc, tu m’as prévenu encore une fois de profiter de la vie, de la mienne, des enfants et des amis, tu étais si petit, si raide et si froid, c’était vraiment terrible de te voir, je ne voulais pas, mais c’est ta mère qui m’a dit - elle a maintenant une mission - "vas le voir, il est bien, je lui ai réchauffé les mains à la morgue dimanche après-midi, en lui parlant, vas-le voir, il est bien."

Voilà tout était prévu, et depuis six mois, tu occupais ma vie entière. Je ne pensais plus à grand-chose d’autre, j’étais comme détaché. A chaque bon moment, je me disais voilà la fin, voilà le dernier, les nouvelles sont mauvaises.

Tout était annoncé. Je n’ai pas été surpris. Je ne sais pas si c’est mieux. C’est juste moche. Maintenant, tu sais bien, je vais continuer à essayer de faire de mon mieux.

Le paysage. Les Monts du Lyonnais. Le Morvan. La Bourgogne. La Loire souviens-toi. La lumière grise qui s’attarde. A l’automne.