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Le père

vendredi 29 avril 2016, par Grosse Fatigue

Le premier mai, mon père sera mort depuis vingt-huit ans. Autant d’années qui peuvent faire d’un enfant un homme, et d’un homme mort un homme oublié.

Je revois mon père en ce samedi de 1988, le printemps à travers les rideaux de l’escalier dans la maison sombre que nous habitions et que j’habite parfois encore en rêve tant les rêves sont peuplés de maisons et de chats. J’entends le silence et la nuit passée, quand j’ai dormi à poings fermés, en sachant que mon père serait mort le lendemain. Je me souviens de la semaine d’avant, où ma sœur était restée, elle qui reste si peu et si mal, près de ce père qui l’aimait tant, parce que c’était sa première fille et qu’elle lui ressemblait. Elle se souciait de la douleur et la douleur se faisait entendre. L’homme qui avait fait la guerre et ne souffrait jamais, ce père dont la mythologie paysanne voulait qu’il eut tu un bras cassé pendant l’enfance, par la crainte de son propre père, cet homme qui supportait les calculs et les coliques néphrétiques, cet homme criait le martyr malgré les injections quotidiennes de morphine. Du fond de son potager, j’écoutais impuissant la fin, en regardant les traces qu’il avait laissées entre les pommiers et les rangs éclaircis des pommes de terre survivantes. Je me disais alors, en regardant ce jardin désolé, que tout lui survivrait et que tout ou presque nous survit, surtout ce qui est mort ou inanimé, ces pierres et ces murs, les serres du voisin et les poteaux téléphoniques, tout était plus solide et plus sûr que la vie d’un père. Je me disais qu’un jour j’en parlerai, comme dans la chanson de Nicolas Peyrac.

A l’époque, je partais aussi à Paris un ou deux jours par semaine pour suivre les cours de maîtrise à Nanterre, et je me souviens du simili-cuir orange des trains corail, ce qui n’était pas peu dire car c’était moderne. J’aimerais dire à mes fils que le passé a été, lui aussi, très moderne, que parfois, c’est aussi l’avenir, mais je ne dis rien. Il ne faut pas les alerter sur la nostalgie. Je montais à Paris et nous refaisions le monde en lisant des quantités de livres que je regarde sur tranche parfois aujourd’hui. Je ne sais plus si à l’époque je travaillais déjà à en vendre dans une jolie librairie sur la grande rue commerçante avant que la FNAC ne tue à la manière de ceux qui tuent aujourd’hui. Je ne sais plus si je passais mes autres journées au sous-sol des Poches à faire les retours pour la SODIS, et à regretter de n’avoir pas tout lu, à regretter de ne pas lire au fond du jardin, en voyant mon père arracher un par un les fils de la terre, de la vrillée et du chiendent, un par un à collecter ce qu’il jetterait sur un tas dans un coin, tas fleuri l’année suivante, de vrillée et de chiendent, comme de bien entendu, pour continuer à un autre endroit et de la même manière, comme il l’avait fait devant moi pendant vingt-deux ans.

J’imagine aujourd’hui son corps dans cette tombe en Sologne, ce lieu à l’abandon, fils indigne. J’aimerais le savoir digéré, enveloppé par la glaise blanche qui me faisait rêver là-bas chez nos cousins, comme repris par la terre dans une vision biblique incarnée sans la carne et sans la bible, païen et noble, nourrissant quelques herbes et surtout de grands arbres, comme un Druide merveilleux. Enterré au pied d’un arbre : le bonheur final.

Je suis de plus en plus païen.

Mais je doute que dans ce caveau en béton où sont superposés mon frère, mon père et ma mère, la nature ait repris ses droits. J’imagine cent ans de solitude, et ça n’est pas peu dire, si loin de l’Amérique du Sud.

Si mon père revient à mon esprit, ce n’est pas tant par le calendrier perpétuel qui voit la fête du travail être le jour de sa mort. C’est aussi parce qu’il m’apparaît à moi chaque matin comme en songe, lui brun aux yeux marrons et moi le contraire, mais le voilà qui pousse sous mon visage et dans mon cou, sur mon torse et mon ventre, le voilà qui se rappelle à moi. J’avais deux ans quand il avait mon âge - je veux dire mon âge actuellement - et je n’ai connu de lui que l’homme aux traits vieillis par la condition du travail manuel. Poutres et sciure, ciments et matériaux de construction. C’est à sa mort que j’ai découvert ses mains telles qu’elles auraient pu être s’il avait été comptable : lisses et fortes. Inanimées.

Si mon père revient, c’est en moi, par mes traits d’aujourd’hui. J’ai depuis quelques années la surprise de voir chez des amis les traits des parents disparus. Nous qui pensions ne jamais en arriver là, nous qui n’y pensions pas, nous qui ne faisions que rêver. Et puis là, en portrait superposé, comme sur les photos que l’on prenait deux fois, à l’époque par hasard, par erreur.

Mon père est sur mon cou, pour peu qu’il faille regarder plus bas et que la peau se détende et présente ce même cou, celui que j’ai vu d’en-dessous toute mon enfance, en me demandant à l’époque à quoi ressemblait un vrai père, un père jeune, celui de mes amis. Je le vois dans mes yeux bien que bleus, car ceux-là voient de moins en moins et c’est justement en perdant cette bonne vue que je sens mon port de tête vaciller à sa manière à lui : déconcertée, déçue. Déçu d’en être là.

Je le vois à mes mains, sur ce clavier pathétique et stérile, ses mains trop fines et dérisoires, ayant perdu de l’artisan tout ce qui aurait pu faire ma joie : je ne sais rien faire. Les plissements de la peau sont aussi vrais que les failles sismiques, qui engloutiront tout.

Je le vois à mon dos chaque matin. Il s’agit de chauffer la machine, pour se sentir normal vers onze du matin, après les heures de train, après les heures de cours.

Et à ma vie ratée de n’avoir pas su choisir la bonne, comme lui, par lâcheté ou par confort, par erreur assurément. On ne nous apprend pas à se méfier de tout.

Mon père est en moi, je l’ai transmis à mes fils que je vois en lui aussi, par l’architecture du corps, par les épaules et le bassin, par le regard serein et parfois désemparé. Mon père est en moi et est parti depuis longtemps. Mon père m’attend et me le dit trop souvent.

Je t’attends.

C’est une certitude. Il y a dans notre vieillissement et cette obsolescence que l’on montre aux autres de l’impuissance de nos parents, comme d’une vengeance tardive : celle qui fait ces étranges vendanges. On y reconnaît le goût de la lignée, de l’origine et de l’héritage, même si l’on invente un peu.

C’est parce que l’on se sent seul. Je crois.