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La fin des choses

jeudi 10 mars 2016, par Grosse Fatigue

Je n’avais pas ouvert mes photos numériques depuis qu’elles dormaient sur un disque dur. De disques durs en disques durs, elles dormaient là, pour toujours. Et puis me voilà à essayer de sauvegarder des choses, tout en préparant un cours, et en écoutant Brad Meldhau. Je suis éparpillé, c’est mauvais signe.

Ce matin, la petite allait bien. On a parlé dans le langage qui ne veut rien dire. Je lui ai dit qu’on allait vers le printemps, elle n’a pas répondu. En ouvrant le frigo, je me suis dit qu’il resterait trop de jambon pour la semaine prochaine, tout en repensant à Marion Maréchal Le Pen sans savoir quel était le lien. Puis j’ai refermé le frigidaire™, cette marque désuète. J’ai aussi vu que le trop-plein de bananes allait pourrissant. Des amis musiciens m’ont demandé de venir faire les photos du concert de ce soir, à défaut de battre la mesure, moi qui suis trop démesuré. Ils m’ont dit que j’avais un œil, ce qui permet de compenser mes maladresses à 180 à la croche, mais je sais bien....

Dans les disques durs, les images du passé. J’ai revu Catherine, qui était alors avec un autre, cette Catherine qui a témoigné contre moi il y a trois mois, alors que je ne l’avais pas vue depuis huit ans. Elle souriait aux anges sur les photos, chez un autre ami à la campagne. Lui-même est avec une autre aujourd’hui, l’autre a quelque chose d’incroyablement attractif.

Les enfants étaient petits et jouaient au rugby comme on mimerait une scène, en faisant bien attention d’en rire et d’éviter les coups. Nous étions plus jeunes et plus fins. C’était en 2008, une éternité. A quoi pensions-nous en ce mois de mai ?

J’avais sans doute en tête la fin des choses, puisque la fin des choses m’a été inoculée pendant l’enfance.

Et en écrivant tout cela, une amie m’avoue par textos interposés qu’elle ne l’aime plus, elle non plus, qu’elle rêve d’un autre et que ça n’est pas la demande qui manque, et si je savais déjà tout cela, ses aveux m’ont bouleversé. Mon écran s’éparpille lui aussi en multiples carrés, comme dans l’Affaire Thomas Crown, mais j’y cherche Faye Dunaway et n’y trouve rien d’autre que des messages pas très gais. Les enfants petits, les amis insatisfaits, des messages d’erreur, du travail à finir, des emails d’étudiants en Chine, un tableau Excel™ auquel je voue une haine tenace.

Comment font ceux qui sont encore ensemble ? Et pourquoi ne nous a-t-on pas assez prévenus ?

Dois-je brûler les négatifs ?

Les images apparaissent et je vois les visages des enfants qui aujourd’hui sont si grands. Et ce temps passé pour rien, à-côté de celle que je n’ai jamais connue. Et ce qui reste aujourd’hui, les enfants, les fichiers jpeg et les fichiers raw, et l’archéologie à la Sautet de nos amitiés égarées. De nos amours impossibles, de notre sens de la futilité, de notre goût de l’innovation ou de la nouveauté comme une règle de conduite, comme un code de la route qui nous mènerait quelque part, mais sans doute pas vers des certitudes.

Je regarde mes photos comme je regarde celles des autres, comme des paysages inconnus. Elles sont figées, elles sont là, elles n’intéressent que moi. Et je n’en suis même pas sûr.

Nos visages et nos sensations, nos sentiments d’autrefois et nos certitudes, il faudrait les donner aux autres, à ceux qui viennent, à ceux qui y croient, et les prévenir, non pas pour les dissuader, mais pour qu’ils sachent à quel point il faut profiter du présent tant qu’il est là, fort, à savourer chaque moment de nos futures morts.

Je propose à mon amie en ligne de lui en parler à lui. Mais elle me dit qu’il est déjà bien trop tard. Le cœur est sec. On ne pêche pas dans les rivières vides, et pour ce qui est d’y naviguer....

Après, c’est la fin des choses.

Il faut s’y faire.