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Ma manifestation XXIème siècle à Paris

vendredi 18 janvier 2013, par Grosse Fatigue

J’étais là avec ma pancarte au milieu de nulle part dans Paris déserté. Quelques Chinoises me faisaient les yeux doux et des Japonais me prenaient en photo. La préfecture de Paris m’avait comptabilisé, ce qui était déjà mauvais signe, car j’avais envie de crier "Je ne suis pas un numéro" et j’entendais les Parisiens me dire, "Vous êtes le numéro 0, ZERO".

Derrière moi, Roy me soutenait. Ma conscience américaine était là et commentait mon bordel interne.

- "Je ne suis pas ta conscience américaine, je suis ta conscience globale.
- J’avais oublié. Excuse-moi. Depuis que l’on a oublié, sauf au Monde Diplomatique, à quel point ton pays est avant tout un empire culturalo-commercial...

Il m’interrompt :

- Pas de gros mots. Tes lecteurs, ça va vite les ennuyer tout ça. Profite donc de Paris, Paris est à toi, et contrairement à ton dernier marathon, là, t’as pas les doigts de pieds en sang ! "

C’était exact. Je marchais sous ma pancarte en criant, et mes cordes vocales finiraient par lâcher. Mais pour les doigts de pieds, tout allait bien. Ma pute en ligne chinoise [1] et française m’accompagnait, virtuelle et souriante. Bien qu’elle eut un job assez propre mais prenant, elle voulait m’accompagner dans cet immense mouvement social, cette volonté populaire, que dis-je ! CETTE PRISE DE CONSCIENCE !

- "N’écris pas en majuscule damn’it ! me dit Roy, mon Lance Armstrong à moi. Tu sais que sur le net, ça déplaît beaucoup ! C’est comme si tu criais dans les oreilles des internautes !
- Oui, tu as raison. Je vais tout remettre en minuscules.
- Comme ta manif’, me dit ma Chinoise en se faisant les ongles.
- T’arrête pas devant tous les magasins de chaussures, merde ! C’est quand même important cette manif !
- Oui mais c’est les SOLDES !
- Ah, tu vas pas t’y mettre aussi toi, hein, aux majuscules ! C’est quand même de ta faute tout ça !"

Roy commençait à engueuler Li-Tong, ma Chinoise virtuelle, à la manière américaine, qui voit des races partout avec des consciences de races, un truc étonnant pour nous autres, qui ne sommes pas caucasiens.

- "Mollo mollo ! que je lui dis à Roy ! Mollo ! On n’est pas aux States, hein ! Ici, y’a pas de race ! Hein ! Pauvre ricain va, tu te prends pour qui avec ces sous-entendus racistes !
- Ah ah ah ! Tu me fais marrer toi, comme si vous étiez pas pareils là, hein ! Comme SI VOUS N’AVIEZ PAS TOUT IMPORTÉ DE CHEZ NOUS !
- Et voilà : tu te mets à écrire en MAJUSCULES AUSSI !
- Le ton monte dit la Chinoise devant le magasin Geox™.
- Ouais ! Le ton monte ! J’en ai marre, vous pourriez y mettre un peu du vôtre ! C’est quand même hyper-important cette manifestation !"

Roy éclate de rire et fait des tourniquets de mains avec l’index tendu vers le ciel neigeux. Nous sommes seuls au milieu du Boulevard Raspail. Li-Tong accélère pour rejoindre la rue de Rennes, et les magasins de chaussure. La police écarte les automobiles pour que nous puissions passer. Je suis assez content d’être de gauche. Parfois, j’oublie que je suis de gauche, mais là, c’est quand même incroyable de laisser faire les choses ainsi. Il fallait sortir dans la rue parisienne, il fallait le dire aux Parisiens, ces privilégiés du mètre carré, leur montrer que nous sommes là, que c’est important.

Bon. Tout le monde s’en fout.

Mais pourtant, la gauche est bien au pouvoir non ?

Oui.

Oui, la gauche est au pouvoir.

Qui répond ? C’est toi Bourdieu ?

Le spectre de Bourdieu apparaît devant le magasin de chaussures rue de Vaugirard où l’on buvait des cafés du temps des cours de DEA avec le grand Raymond Boudon à la Maison de la Chimie. A l’époque, ça s’appelait l’autobus. Merde alors, Pierre ! Ben, qu’est-ce que tu fais là ? Je ne comprends pas bien ces balbutiements. J’ai l’impression que je suis le seul à le voir. Roy s’engueule avec Li-Tong. Elle a un énorme décolleté qui fait penser à l’été et donc à la jeunesse, je regarde Pierre Bourdieu en spectre, une vieille version Maspero™ du Capital™ à la main. Il chante la Marseillaise. J’ai peut-être trop bu. Ou alors, c’est un clodo de gauche qui lui ressemble. Ou alors, il n’est pas mort ? C’était peut-être un stratagème pour accompagner la mort de la gauche ? Et puis, c’est quand même lui qui a introduit la mode américaine des études de genre, non ? Enfin, c’est quand même lui qui a écrit la misère du monde, ce qui nous sauve un peu. Il regarde ma pancarte en pleurant. Des bourgeoises blondes décolorées genre franchisées indépendantes dans la décoration nous ignorent au volant de leur Mini™. J’ai l’impression d’être dans le futur, le XXIème siècle. Li-Tong me dit qu’elle aimerait bien que l’on aille faire l’amour, un vocabulaire assez narquois quand on connaît ses manières et Pierre me regarde d’un air de dire "profite zen", un jeu de mots assez subtil quand on connaît son humour très Collège de France.

Je me sens terriblement seul.

Roy nous laisse là, et repart sur ces machins à deux roues parallèles vers un avenir incertain. La manifestation est terminée. C’était une tentative, dérisoire, un cri dans le désert.

Je donne ma pancarte à Pierre Bourdieu avant de lui faire la bise. Il sent un peu la Javel™. Il me remercie la larme à l’œil, puis la lit à haute-voix.

"Non au chômage, un emploi pour tous ! " J’ai mis un temps fou à faire ça avec des lettres en ruban adhésif noir. C’est vrai que c’était un peu hypocrite. Je suis plutôt contre le travail. Je me méfie des gens qui aiment leur emploi, à moins qu’ils ne soient artisans térébenthine, là, oui, pas pareil, ça a de la gueule jusqu’à la narine, mais les autres me peinent.

"Pense à ta chute" me dit Bourdieu, dans un dernier souffle.

Il a raison. J’en souris.

J’y pense.

Bourdieu me dérida.