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De l’émotion dans les ruines

jeudi 14 avril 2016, par Grosse Fatigue

J’ai longtemps imaginé les sensations que mon père a pu avoir en rentrant à la maison fin 44. La ville était à moitié détruite, l’incendie avait fait rage des boulevards à la Loire, il était revenu là, après la Campagne d’Italie et celle d’Allemagne, au milieu des Spahis et des Goumiers. Que ressent-on dans les ruines ?

La rue où vivait ma mère avait disparu dans les flammes.

J’y ai pensé à nouveau en écoutant une journaliste l’autre soir, lorsqu’elle était revenue en Tchétchénie, et que tout avait été reconstruit standard et fonctionnel. Que ressentent les gens qui reviennent lorsque tout est détruit.

Et surtout : faut-il partir ?

Une amie est venue à la maison. Elle connaissait notre ancienne maison, mais comme tous les amis lointain, le temps nous échappe, il nous sépare, et le hasard veut parfois imposer une halte quelque part. Elle n’était au courant de rien, je lui ai donné la nouvelle adresse même si j’y suis depuis six ans, après tout, six ans, ça n’est rien. Une vie de petit enfant, au plus.

Elle a d’abord fait le tour du jardin. Elle n’en revenait pas. Elle m’a dit "Je n’en reviens pas". Sans préciser l’objet de son étonnement.

Puis dans la maison, devant le piano et mes photos, la batterie et le vide, elle a regardé en l’air et les larmes lui sont venues. Elle est ressortie dans le jardin.

- "Tu tiens comment là-dedans ? C’est si beau. Comment a-t-elle pu quitter ça ?
- Quand les enfants sont là, tout va bien. La vie reprend. Les chambres sont pleines, le bazar est là, ça court et ça chante.
- Mais comment t’as tenu le coup ici en hiver ?
- Comme ça. C’est passé maintenant.
- C’est passé ?
- Oui, comme "du passé". Tu comprends ?
- Difficilement. "

J’ai essayé de lui montrer le premier étage, les chambres des filles, pas grand-chose. Elle était tétanisée. Nous sommes redescendus dans le jardin.

- "Mais comment elle a pu quitter tout ça ?
- Ben c’est comme ça.
- T’as pas réussi à la retenir ?
- ....
- T’as essayé ?
- Je ne sais plus. Tu veux un thé ?
- Et les enfants ?
- Ils obéissent. Que veux-tu qu’ils fassent ? "

Silence.

Nous buvons notre thé. Mon labo photo est couvert de poussière. Deux grands tirages de Biarritz pendent comme on pend les condamnés.

- "Tu veux y rester ?
- Je ne sais pas. Pour les enfants, ça vaudrait mieux.

Elle s’empresse de poursuivre :
- Pour les enfants, c’est la maison du bonheur ! J’ai jamais vu une maison aussi chaleureuse.
- On a fait ce qu’on a fait. Ce qu’on a pu.
- Tu vas repeindre la cuisine ?
- Oui. Blanc. Ça ira.
- C’est horrible.
- Le blanc ?
- Non, le reste.
- C’est fini maintenant.
- Oui mais elle est là.
- Non, ça va. Elle est même revenue et puis elle est repartie !
- T’es sûr que ça va ?
- Ça va. Je fais beaucoup de choses. Il faut faire des choses. C’est tout ce qui compte.
- Mais comment tu gères le silence, là ?
- Comme quand les gens sont morts.
- Tu la considères comme...

Je l’interromps.
- A la différence près que l’on conserve je crois les photos des morts.
- Où sont les photos d’elle ?
- Dans les ruines.
- Tu reprends du thé ?
- Oui je veux bien."