GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Les grandes illusions > L’étudiante turque

L’étudiante turque

mardi 6 octobre 2015, par Grosse Fatigue

J’étais un peu déprimé. Pierre Lazuly venait de me dire, comme Joëlle l’avait fait autrefois, que mes textes, c’était toujours le même, et qu’il n’y venait plus. L’exigence de nouveauté m’a un peu désarçonné. Il a sans doute raison.

Après tout, à force de se parler à soi-même, pour ne pas devenir fou, il ne faut pas se plaindre d’ennuyer le monde. Voilà peut-être pourquoi personne ne m’écrit, ou presque plus personne.

Je déambulais jusqu’au glacier à touristes, qui est un bon glacier après l’été, parce que l’on n’a pas les enfants à traîner, à cause du prix trop élevé : quatre Euros la double, même généreuse, ça fait presque trente francs rendez-vous compte. Trente francs la double en cornet.... Alors avec les enfants....

J’ai pris une double figues framboises. C’était très bien. Au café d’à-côté, mon étudiante turque de l’hiver dernier buvait un café en fumant, deux téléphones portables à la main, son regard dans le gris du soir perdu dans ses rêves. En décembre, elle m’a offert une cymbale à la fin d’un cours, parce qu’elle avait aimé. Une cymbale turque. J’étais très heureux.

Je me suis assis en lui demandant ce qu’elle faisait encore ici. Elle traînait en France, avait raté son diplôme mais c’était sans intérêt, devait clore un compte bancaire avant de poursuivre des études ailleurs, éternelle étudiante. Puis elle a allumé une autre clope, puis une autre encore, en souriant. Elle a cet air nostalgique des anciennes voyageuses, de l’Orient-Express ou du Transsibérien. Elle ne parle pas encore français. Mais ça viendra peut-être. Elle me raconte qu’elle vient d’une famille d’artistes, qui ne croit en rien si ce n’est en l’art, la poésie, et Fazil Say. On parle du grand pianiste et de son combat contre l’obscurantisme. Elle reçoit des textos en turc et ça m’impressionne, c’est idiot. Elle me demande si ma vie est belle je lui réponds qu’elle va bientôt l’être à nouveau. Cette femme est une vieille amie. Je l’ai toujours su. Même en cours, elle venait à la pause, me demander des choses, qui n’avaient rien à voir. Elle me parlait avec les yeux, à cause de la langue, et j’ai senti qu’elle avait sans doute des tas de poèmes à chanter. Elle me parle de son oncle, qui lui a dit qu’elle n’avait pas de chance, de faire partie de cette génération, sans musique. Elle me précise qu’il est de la génération 68, et me demande si, nous aussi, nous avons eu un 68 en France.

En la quittant je l’ai enviée. Elle voyage seule et légère, se moque bien des examens, et vient d’une famille d’artistes qui vit mal l’Erdogan. Quand je lui ai expliqué que nous aurons bientôt le nôtre et qu’il est blonde et bien entourée, j’ai eu l’impression de me retrouver chez Zweig ou Roth l’Autrichien, dans une Mitteleuropa en déliquescence. Ma glace est terminée, je finis le cornet. Je rentrerai à la nuit.

Le train est à l’heure, j’appuie sur enregistrer.

Des trois filles d’à-côté, l’une dit : "Il faut un code à six chiffres maintenant sur les téléphones."

Sa copine lui répond : "Six chiffres ? Je m’en souviendrais jamais !"