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Son fantôme

samedi 21 novembre 2015, par Grosse Fatigue

L’autre soir dans la nuit humide des sept heures du soir quand les gamins arrivent et que j’entends leurs pas dans la véranda, je l’ai vue. J’ai vu derrière la vitre son visage et ses yeux, sa manière de mâcher son chewing-gum, cette manière que je n’aime pas et qui me soulage d’elle. Puis son fantôme a disparu dans la nuit et dans sa voiture. J’ai pris les valises des gamins.

J’ai repensé à cet homme admirable et sans haine qui parle de la femme qu’il aime disparue dans la débâcle de nos cœurs et du Bataclan. J’ai relu sa lettre que j’ai trouvée magnifique. Puis on a dîné avec les enfants comme si de rien n’était, en parlant terrorisme et faits divers.

Ce samedi après-midi, c’était pop-corn et compagnie. Je voulais installer l’imprimante dans mon bureau, et montrer aux gamins comment optimiser un raw, ce genre de choses numériques. Mais j’ai toujours un peu peur dans cette pièce. Car si j’ai fait le vide des souvenirs d’elle en lui donnant les cartons de photos, je sais qu’il traîne des clichés dans les tiroirs et que je risque de la revoir par hasard et au passé.

Ce qui devait arriver arriva. Dans un cadre recto-verso, derrière une photo de moi avec le petit qui est maintenant l’aîné, elle est apparue avec le même petit, ses grands yeux à lui et ses grands yeux à elle, et deux sourires sincères et des promesses et le bonheur passé. J’ai reconnu les vêtements de l’automne 2000, je me souviens encore du poids du petit dans ce manteau grenat, et sa manière de rire, et son poids dans mes bras. Je n’ai pas eu le temps de cacher le cliché de le mettre à l’envers sur le bois du bureau. Je n’ose même pas remonter là-haut.

Je me suis effondré en larmes, impuissant. Son fantôme d’autrefois est là et j’ai pourtant l’habitude des morts et de leurs images sur les photos. Ça fait tant d’années que j’en vois. Mais là, le fantôme n’est pas mort. Je suis descendu dans la cuisine et les enfants et la chatte sont venus sur moi. Je n’ai pas eu à m’expliquer. Ils étaient bien embêtés qu’un père pleure pour un bout de papier avec une image dessus. Je rêve d’un Alzheimer de première catégorie. Je me demande ce que j’ai pu faire et dire pour que ce sourire d’autrefois se transforme en fantôme dans la véranda. J’ai beau me convaincre d’être fort, je préfèrerais être amnésique. Rien de mieux que l’amnésie pour oublier (SIC). J’aimerais presque que l’on me programme une amnésie totale, pour repartir de la page blanche.

Il va falloir vivre avec ça. J’étais à deux doigts de l’appeler elle, de lui demander de venir manger des pop-corn avec nous, pour lui demander ce qui s’était passé depuis cette photo où elle souriait avec le petit dans les bras. J’étais à deux doigts de lui dire de prendre ses affaires, que ça nous ferait du bien qu’elle soit là, que la parenthèse était terminée. Les parenthèses ont toujours un début et une fin. De quoi rêver.

A deux doigts.

Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour en arriver là ?

Voilà ce qui nous sépare de l’homme qui aimait sa femme à Paris, cette femme disparue au Bataclan. Son fantôme est réel et reviendra sans cesse pour l’apaiser, lui dire que tout ira bien, qu’il n’y est pour rien et qu’elle l’aime toujours. Le fantôme de la femme que j’aimais continuera à peupler les tiroirs et les enveloppes, les négatifs et les classeurs, avec quatre enfants hilares dans les bras, elle peuplera la guerre qui vient, le juge, les procédures et les écrits bien dégueulasses, les déclarations de guerres et l’incompréhension mutuelle, les pas en arrière et les toucher le fond qui ne cessent d’être encore plus profonds, et les points de non-retour, et les incompréhensions. Ça doit être de ma faute.

En m’entendant au téléphone, une amie me dit d’être fort.

Ça n’est vraiment pas la question : il faudrait être amnésique.

Mais merci.

Merci quand même.

PS : dimanche matin, je suis passé dans le bureau rouge, j’ai soulevé le cadre, pris la photo, à l’envers, du côté blanc, papier Agfa, je l’ai déchirée. Je suis descendu dans la cuisine. J’ai jeté les morceaux dans la poubelle. Puis je suis allé vomir, comme dans les films sentimentaux.