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La sur-réalité

jeudi 7 avril 2016, par Grosse Fatigue

Avant j’étais audiophile. C’était pathétique. C’est une pathologie. Il fallait que j’écoute des tas de chaînes hi-fi hors de prix. L’audiophile est un type qui passe son temps à le perdre en jetant son argent par les fenêtres pour écouter Dark Side of the Moon en conditions réelles. Et les conditions réelles, ça n’existe pas : il s’agit juste d’un enregistrement, si bon soit-il.

Avant, j’étais particulièrement con.

J’ai longtemps voulu me débarrasser de mon fétichisme, en évitant les pires. Ce matin, j’ai discuté avec un étudiant de la dimension Veblen dans le fétichisme des montres. Il semblait convaincu. Quoi de plus con qu’une montre chère ?

Je n’ai jamais compris.

Avant, j’étais fétichiste. Pas pour tout. Mais pour beaucoup. Et puis j’ai lu le chapitre très long de Marx sur le fétichisme de la marchandise. Ça m’a suffi, j’ai voulu guérir, il m’a fallu du temps.

Mais l’époque nous a rattrapés.

Aujourd’hui, il faut faire plus vrai que vrai. La fiction, dans sa représentation numérique, dépasse la réalité. Par exemple : le colibri. Le colibri, ça n’est pas la peine de le prendre en photo. Ça le rend statique. C’est, certes, très beau, mais ce qui est encore plus fou, c’est d’en voir un en vrai : on ne voit qu’une petit boule d’énergie, un abeille géante mais invisible, voler de fleur en fleur. C’est fascinant. Mais voir 80 méga-octets de colibri au millième de seconde, ça n’est pas une très grande sensation. On peut passer à la diapositive suivante, où l’on voit mamy éplucher les poireaux dans sa cuisine Ikéa™. La vie semble alors plus vraie, bien que terne. Les vieux sentent trop souvent le poireau : voilà ce qui m’attend. Faudrait pas que je me laisse aller.

Un type sur internet m’interpelle l’autre jour, parce que j’utilise de vieux objectifs sur mon Nikon™. Ça tombe bien, ce Nikon™ est fait pour ça. Et comme j’ai conservé de vieux objectifs, c’est comme un fait exprès. Je lui explique en long en large et en travers jusqu’à comprendre qu’il fait sans doute partie de l’un de ces clubs-photo pathétiques où l’important réside dans la technologie, pas dans l’image. Il faut du propre, du précis, du réaliste. Tout, sauf une photo. Et surtout pas une photo floue, sauf si, bien sûr, le "bokeh" est exceptionnel. Et franchement, si tous les grands photographes s’étaient posé la question, où en serions-nous ? On peut faire des photos sans appareil photo. Voilà.

Je garde toujours en mémoire cette phrase de l’un de mes vieux copains qui se demandait ce que Mozart aurait fait d’un DX-7, le synthétiseur Yamaha™ de la fin des années quatre-vingts. La même chose que Chick Corea j’imagine, ou qu’Herbie Hancock. Puis il serait retourné à son piano à queue, en rigolant comme dans son film.

La sur-réalité, c’est laid. C’est comme les flashs et la lumière artificielle, c’est bon pour TF1, par pour s’exprimer : il n’y a pas de grammaire pour parler couramment de ce dont on veut s’excuser par l’image.

J’ai commencé une série de portraits flous de mes enfants. J’adore.

Il va falloir lancer une pétition pour un retour à la réalité.