GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Photographies > Combien de vues

Combien de vues

vendredi 23 octobre 2015, par Grosse Fatigue

La photographie est passée de l’album de famille aux flux constants de nos écrans. J’ai retrouvé les clichés du Maroc que mon père avait faits avec son 5,5X11 dans les années trente, puis je les ai perdus, pour la plupart. Le frère d’une amie disparue devait en faire de nouveaux tirages, mais nous nous sommes nous aussi perdus. De vue. La taille impressionnante des négatifs combinée à cette ouverture focale quasi-constante et à la faiblesse de la sensibilité des films de l’époque, donnait aux clichés une profondeur de champ très faible, accentuant les palmiers perdus près de Meknès et les regards des tirailleurs, mais transformant les premiers plans en à-plats de sable comme naturellement moelleux, comme de la crème. Mon père y traînait la pipe à la bouche, car il était nécessaire pour les cavalier Spahis de se donner cette sorte de noblesse que l’on avait inventée dans les poèmes de Verlaine même si les paysans comme papa n’en connaissait rien. Il se drapait dans des vêtements blancs et rêvait de combats et d’aventures, la syphilis était comme une récompense, sa guérison la fin d’une bataille.

Puis vint le front d’Italie et Monte Cassino, et la fin de l’aventure, la guerre, la vraie. De celle-là, il ne nous raconta que les pêches à la grenade et les bêtises de la soldatesque. La haine pour les Allemands et le mépris pour les Italiens.

Quand j’étais raciste à quinze ans parce qu’un Arabe m’avait piqué ma mobylette™, mon père m’engueulait : "Les Arabes, c’est grâce à eux que t’es là, que t’es vivant, et que tu peux dire du mal d’eux petit prétentieux !". Il me racontait la guerre en Alsace et Strasbourg, et les Goumiers au front, et son singe à lui. C’était sa vie.

Il est mort à la fin de la guerre, fut enterré quand il s’est marié avec ma mère, et finit cancéreux dans son lit, à boire du champagne une semaine avant de disparaître le jour de la réélection de Mitterrand en 1988. Je pourrais scanner quelques photos de sa vie africaine, mais je préfère les remettre dans la pochette jaunie de l’après-guerre, qui le vit se convertir d’artisan-ébéniste à ouvrier sans qualification dans une usine de sous-traitance automobile. Les scanners sont si lumineux qu’ils effacent tout et que l’on passe à autre chose.

On passe à autre chose.

A vrai dire : je ne sais pas ce que l’on laisse.

Je n’ai qu’une vague idée de la grandeur de mon père jusqu’à la Libération, mais je sais tout des petitesses de ma mère jusqu’au bout. C’est comme cela : il vaut mieux refermer les cartons, ne pas trop ouvrir les boîtes à chaussures où traînent encore bien vivant et le regard clair les visages des morts trop jeunes, des pièces rapportées et des dimanches d’autrefois.

J’ai décidé de faire de même avec les boîtes métalliques Fuji™ qui contiennent l’histoire de mes enfants jusqu’à aujourd’hui. Leur mère y traîne encore magnifique, mais la laideur de notre dernière année et de cette fin piteuse me prévient : n’ouvre pas la fenêtre du passé, passe ton chemin. Combien de vues pour ces clichés périmés ? Et quand ? Et qui ouvrira ces boîtes maléfiques où j’ai vu mon passé et l’erreur de mes choix ? Les enfants feront-ils de même ? Ou bien ces négatifs prendront-ils alors tout leur sens maléfique ? Qui en voudra ? L’ami d’un ami photographe qui conserverait par miracle de quoi les visionner ?

Mieux vaut encore traîner son regard comme on traîne savates et immortaliser pour postérieurs et la postérité les filles qui veulent bien poser, les paysages endormis, les soirs de brouillard après la pluie, lampadaires et escaliers. Autrefois, je ne mettais personne dans mes photos. Aujourd’hui, j’aimerais n’y voir personne. Les pierres ne sont jamais très décevantes, ce qui n’est pas le cas de la plupart des chiens, à vrai dire.