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Vu du Ventoux

samedi 20 août 2016, par Grosse Fatigue

Je cherche l’épuisement, ce qui m’évite de penser. J’ai trois semaines pour moi seul, sans enfant, sans personne, à attendre le retour des enfants. Emmanuel Macron n’est pas socialiste. Un enfant a été enlevé par son père, j’ai regardé un beau téléfilm sur Arté. L’histoire d’une juive allemande qui retrouvait en 1976 et par hasard le Polonais qui l’a sortie d’un camp. 1976, j’étais en CM1 chez madame Reliant, elle avait un très gros grain de beauté sur la joue, elle fumait beaucoup et avait acheté une Simca 1100 marron avec des bandes oranges. En 1976, les gens qui avaient mon âge aujourd’hui avaient connu la guerre, le pire. Je me souviens du proviseur du lycée, qui nous a raconté en troisième comment il avait échappé aux Allemands un soir qu’il transportait un message pour la Résistance. Au pied du Ventoux je me répète que nous avons eu de la chance, ma génération et moi, d’échapper à la guerre.

Hier, en montant le Ventoux des deux côtés - ce qui était bien prétentieux, et épuisant - j’ai bu une litre et demi de boisson pour cycliste, et, arrêté au Chalet Reynard, un demi-litre de panaché, un Coca-Cola, puis un autre demi-litre de panaché au retour dans un bar de Malaucène, village qui me fait penser à Pennac, puis un litre d’eau gazeuse. J’ai doublé des types qui se lançaient des défis à monter le Ventoux, parce qu’ils ont vu le Tour de France. Alors ils louent des vélos à Bédouin ou à Malaucène, de beaux vélos de l’année, des vélos américains faits en Chine et fluorescents, et l’on sait que c’est un défi car ils n’ont pas de pédales automatiques, et qu’ils s’épuisent et ne boivent pas assez, mais qu’ils se demandent s’ils sont capables, eux aussi, de "le faire". En les doublant, je me dis souvent que c’est mieux que la guerre, et que l’on a de la chance, finalement, de n’avoir que de petites guerres, des divorces et des enfants qui nous manquent, et, au pire, un cancer pour les autres vu que nous, on fait du vélo et que rien ne nous arrivera.

J’ai doublé une femme en maillot de bain une pièce, qui faisait illusion de dos. Elle roulait sur un mauvais vélo mais avait l’air heureuse. J’ai vu un vélo allongé avec un petit drapeau derrière, j’ai vu un type avec un bras en moins, je me suis fait doubler par un Italien qui avait le même vélo que moi, vélo qui n’est pas italien, j’ai doublé une athlète très jolie que j’ai saluée, je me suis senti très seul vers une heure de l’après-midi coincé dans la côté à 10% après Bédouin, quand les pompiers m’ont doublé pour réanimer un bedonneux mal à l’aise, assis sur une pierre le regard livide. J’ai vu les sachets plastique des préparations sucrées qui nous empêchent de sombrer. Les cyclistes en lâchent encore, mais moins qu’avant, ce qui ne me rend pas pour autant très optimiste.

Et puis j’ai eu le temps de lire en montant les slogans d’enthousiasme des fanatiques de cyclisme. Et puis d’autres. Par exemple, une dénonciation du dopage bicolore, qui donnait un "FroomEPOrte". J’ai trouvé cela pas mal, et me suis demandé combien de personnes étaient payées sur le Tour de France pour prévenir les cameramen de ne pas filmer les soupçons légitimes des gens normaux. Tous les gens normaux devraient faire du vélo, on supprimerait les bagnoles, ce serait beau. Tous les gens normaux devraient faire aussi de la musique, ce serait beau.

Au retour, j’ai salué la dame qui me loue la petite maison de son jardin. Et je me suis souvenu de ma chambre d’étudiant, qui faisait la même taille, mais sans baie vitrée. J’ai fini de lire Charlie, et je crois que je ne vais plus l’acheter, puis j’ai continué l’excellent bouquin de Laurent de Wilde, "Les fous du son".

Je vais y retourner. Il y aura des gens sans pédale automatique, des femmes en maillots de bain, tout un zoo humain. Et, en haut, les crétins en voiture achèteront des bonbons, en attendant la levée du Mistral, demain matin.