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De l’abandon à l’ère numérique

jeudi 3 décembre 2015, par Grosse Fatigue

J’ai ouvert la porte de mon laboratoire photographique. Les murs sont gris, proches d’un gris à 18%. Le gris à 18% est la valeur de gris utilisée pour étalonner les appareils photo. Ça n’a aucune importance. C’est un gris moyen. Quand la photo sort de l’eau, dos au mur, on peut jauger de son équilibre tonal et de la richesse des gris. Des gouttes d’eau tombent sur le sol, la lumière est rouge, et le bonheur est grand de voir apparaître le passé tel qu’on avait cru le voir.

Zut : dans mes classeurs de négatifs, il y a la femme de ma vie passée qui sourit sur des planches-contact de trente-six poses. J’évite le quantitatif, mais Marie, je crois que ta présence s’impose plus de vingt-mille fois. (Je dis « Marie » parce qu’elle m’a dit, dans une méchanceté qui m’étonnera le reste de ma vie, qu’elle venait ici, je ne sais pourquoi).

J’ai ouvert la porte du labo. J’ai jugé de la poussière sur le plan de travail. Mon agrandisseur DURST™ avec sa tête à lumière diffuse attend le coup de grâce. Je viens de le trahir. Je fais des photographies numériques depuis quatre ou cinq ans. Et j’ai décidé d’acheter une imprimante. Et elle est là. Et le résultat est aussi bon que celui du labo.

Il faut se dire adieu.

Tout cela n’a pas beaucoup d’importance. C’est une passion qui se transforme, mais son essence n’est pas détruite, pas plus que mon œil après tout. Je continue à prendre les enfants en photo, des mouettes sur la plage, et de nouvelles femmes nues. Les femmes nues, c’est bien. Surtout les inconnues.

Pose ta candidature ici si tu veux et si tu es une femme nue.

J’ai fermé la porte qui ferme mal. Je laisse reposer les négatifs qui finiront à la poubelle, tout le monde n’est pas Vivian Maieir (http://www.vivianmaier.com/). Et puis les enfants n’auront pas les moyens d’avoir un laboratoire. Et puis il faudra quitter cette maison. De toutes façons. Et puis la chimie disparaitra. Le papier aussi. C’est fini.

S’habituer au temporaire. Quelque chose de l’ordre de l’injonction paradoxale. Tout est temporaire.

Dans la bibliothèque, je regarde les livres, les magazines, les choses entassées. Tout cela me rassurait autrefois. J’imaginais avant que les objets nous serviraient de traces lors du départ final. Il va falloir quitter cette maison. Les livres nous unissaient. Mais les livres n’empêchent pas la désunion ni les départs, pas plus que la littérature.

Mon propos est ailleurs. Ces livres vont disparaître aussi. Les enfants ne lisent plus. Les jeunes ne lisent plus. C’est aussi fini que la photographie argentique. Bel et bien fini. La littérature analogique va disparaître. Ce site durera toujours, comme pour décompresser. Et les bibliothèques seront vides bientôt. Il faut s’y faire.

Dans les grandes maisons, les fantômes auront de la place, plus qu’avant. Espérons que nos névroses leur fournissent des thèmes de conversation.