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Sensualité photographique

lundi 25 janvier 2016, par Grosse Fatigue

Aurélia m’a longtemps fait fantasmer. C’est une grande brune avec une belle gueule de femme de tête et élégante. Elle a des hanches et s’est vantée plusieurs fois en ma présence de ne pas avoir besoin de porter de soutien-gorge tellement tout cela est ferme et se tient bien. Elle a de ces stratégies de jolies femmes qui savent que, à la manière des adolescentes quand elles découvrent.

C’est tout-à-fait détestable.

Je ne l’ai pas vue depuis longtemps. J’espère qu’elle a grossi et qu’elle m’a retiré toute envie.

Mais un jour, dans mon labo photo, elle m’a demandé de lui apprendre, de prendre rendez-vous. Je m’imaginais seul dans le noir avec elle, et elle seule dans sa chemise blanche. Que faire ? Ce moment est terminé et c’est tant mieux. Ce moment est terminé parce que mon laboratoire prend la poussière, que mon frigidaire™ est plein de pellicules, que ces pellicules en attente ne verront plus jamais le jour, et que les plus vierges d’entre-elles attendront une époque nouvelle où, peut-être, mes enfants auront envie de comprendre ce qui nous plaisait tant dans un labo noir et blanc. Et puis j’avoue que je ne peux pas développer le passé tant j’ai peur de voir en négatif (oui, en négatifs), leur mère ravissante et souriante du temps où l’on y croyait. Enfin, je ne sais plus.

Ce temps est révolu.

J’ai acheté un grand écran HDMI et d’autres sigles aussi, ainsi que quelques acronymes. J’ai cru acheter un logiciel pour développer mes raws (qui l’eut cru ?), mais Adobe™ m’a bien eu. Eux aussi ont lu les prophéties de Rifkin dans l’Âge de l’accès : il a fallu que je m’abonne, et j’ai peur que mes photos ne servent à d’autres dans les rivières lointaines du profit. J’ai recréé sur mon Mac™ l’univers du labo, et seule l’odeur des encres de l’imprimante me rappelle étrangement celle du révélateur ou du fixateur, allez savoir.

J’ai sur écran mes fichiers bruts, qui ne sont ni positifs, ni négatifs, il ne faut plus porter de jugements. Ils sont bruts : comme l’époque. Et je doute qu’Aurélia garde la même sensualité assise sur une chaise à mes côtés, tripotant les curseurs du magenta et du cyan. La sensualité a disparu. On ne va pas contre le progrès. Et encore moins contre l’immédiat.

Le résultat est aujourd’hui le même, n’était-ce ce manque de la photographie dans le bain de rinçage, mon immense plaisir, car le gamut aquatique était encore plus large, et les noirs plus profonds. Aujourd’hui, les imprimantes savent faire aussi bien, et j’ai troqué mon Minox™ 35 GT contre un Ricoh GR que je conseille avidement à ceux qui veulent voler dans la rue des visages inconnus. On peut tirer grand ces moments furtifs, ces regards flottants, ces instants disparus. Oui, c’est mieux, mais je n’en suis pas sûr. Dans la plupart des cas, je crois voir dans le passé une certaine photogénie.

Est-ce une erreur ?

La photogénie du passé est-elle un simple pittoresque ou bien y-a-t-il une certaine objectivité à voir dans le New-York des années trente ou, mettons, le Paris de Doisneau un décor naturellement plus sensible à la perspective, à la fuite, à la composition ? Etait-ce la forme des voitures, les tentatives de séduction, ou ce prélude à la standardisation, celle qui nous assomme tant ?

Je n’en sais rien. La photographie saisissant le passé, il y a fort à parier que l’on nous concocte déjà chez Google™ ou ailleurs un logiciel qui vieillira nos prises de vue à l’envi, afin de leur donner un vrai passé, de vieilles voitures, Belmondo et Jean Seberg en noir et blanc, quelque chose comme ça.

Mais pour Aurélia, je crois que c’est foutu.