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Dans la villa

samedi 10 octobre 2015, par Grosse Fatigue

A l’étage de la villa, les meubles sont recouverts d’un drap blanc, comme dans les films d’horreur à l’américaine. En poussant les volets bleus, on voit la mer derrière les pins, et en contrebas, des cactées gigantesques s’’épanouissent à leur rythme sur la dernière sauvagerie de la côte. J’aime les cactées de près au grand angle, à la Jean-Loups Sieff. J’y vois des veloutés et des toboggans, des formes abstraites et des courbes improbables. A Saint Raphaël, j’ai vu des vieux comme Brel n’en a jamais vu. Je les ai même vus se baigner dans l’après-midi, aujourd’hui en octobre. J’ai vu les rivières bétonnées et les immeubles au crépi rose, orange ou ocre. Un architecte du sud s’est permis des choses ignobles et d’autant plus impardonnables que c’est le sud je crois. La laideur des terrasses, des parapets, des grilles et des résidences s’enrobe de modernisme assisté par ordinateur, rien ne se marie avec les vieilles maisons des grands bourgeois dix-neuf cent, mais tout le monde s’en moque et c’est bien normal : le sud est mort avec notre jeunesse.

A l’étage de la villa, des livres couverts dorment depuis trente ans. Robert Laffont s’y taille la part du lion, et Larry Collins aussi. Si l’écran était cathodique, je m’attendrais à retrouver au-dehors Bardot en DS avec Gabin peut-être.

Sur la bibliothèque trône une grande photo de famille. Je jurerais bien qu’il s’agit dune pellicule Agfa™, à cause du rouge dominant et des jaunes pauvres, mais la trace du temps nous indique plus simplement 1979 je crois, la dernière année de la décennie magique. Car j’y reconnais l’ami qui nous a invités ici, en bas à droite près de son frère, souriant comme aujourd’hui, le menton vers le haut, parce qu’il faut relever la tête, il doit avoir neuf ou dix ans. J’y vois son frère et sa sœur adolescente. J’y vois sa mère plus haut, au milieu des cousins, des oncles et des tantes. J’y vois un petit roux qui ressemble à un anglais. J’imagine des médecins, des avocats, des gens éduqués, montés sur le perron juste en bas, habillés comme les gens que l’on connaissait dans les films de Pierre Richard ou d’Alain Delon. Les parents de mon ami ont déjà divorcé. Les parents des autres petits aussi. Peut-être. Sur la photo trônent des morts inconnus, disparus du fait de l’âge, parce que l’on ne peut pas avoir soixante ans en 1979 et vivre encore en 2015. Ou alors exceptionnellement.

Quand j’étais enfant, j’enviais les familles bourgeoises. Je les trouvais solides et intelligentes, et elles avaient des loisirs et de l’entregent. Elles m’intriguaient. Je distinguais cela chez ces gens, parce que j’allais à l’école avec eux, avec certains d’entre-eux. Je les détestais aussi, parce qu’elles n’étaient pas généreuses : elles avaient autre chose à faire.

Aujourd’hui j’aimerais bien faire une grande photo de famille, sur une terrasse quelque part, avec des cousins perdus de vue et de petits gamins, des vieux dans un coin et une pellicule Kodak™ : une Kodachrome™ disparue. Un inconnu découvrirait le cliché dans mille ans, en se posant des questions à propos des gens. Des sourires, de la jeunesse, du moment même et de la lumière de l’époque, car la lumière aussi est révolue. La lumière : révolue.