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Le bon livre, comme un filon

mardi 23 février 2016, par Grosse Fatigue

Il pose d’abord le décor, comme Brel dans une chanson en noir et blanc, avec de la sueur. Puis le récit file, et l’on suit, et l’on en redemande. Voilà ce que j’aime chez les écrivains. Que la prose se pose, lentement, et que nos yeux, bien que rivés aux mots, ne soient plus que les accessoires des scènes qui défilent devant nous, mieux : à l’intérieur de nous. J’attends cette sensation à chaque fois que j’ouvre un livre.

Il faut parfois se forcer. Comme en musique, il faut se forcer. Puis le plaisir vient, l’enveloppement, le flot, le courant. Pour Voyage au bout de la nuit, il m’a fallu une centaine de pages. Pour Proust, il faut que j’essaye à nouveau. Pour Philipp Roth, c’est presque immédiat.

Le dernier navigateur à m’avoir embarqué, c’est Ron Rash. J’avais lu de bonnes critiques. J’avais aimé la couverture et le titre. J’étais en train de lire autre chose dans le train, ce type d’autre chose qui demande plus de cent pages pour être emporté, train dont on aime descendre pour en prendre un autre, puis pour y revenir. Une collègue dans ce même train, absorbée par la lecture de la dernière page, se leva et me dit : "Tiens, il en fait partie".

J’ai posé mon livre espagnol pour prendre son livre américain. Au bout de dix pages, j’étais parti. Le Chant de la Tamassee m’a emporté dans son flot, au milieu des Appalaches, avec des sensations d’Ardèche en été et d’enfants qui se baignent. Avec de mauvais souvenirs de noyades aussi, moi qui ne suis pas nageur, moi qui ai peur de l’eau. Un livre parfait à mon goût. Trop court, à ce point trop court que j’ai couru acheter les autres livres de l’auteur et que "Le monde à l’endroit" m’a déjà emporté aussi.

J’envie ces gens-là. Ils vous prennent, comme un sentiment profond vous prend, ils vous tiennent, on part. On en oublie le style, la langue, tout est transparent, comme un panoramique dans un train d’altitude, comme l’immense vitre de ce restaurant à Barcelone, en bas du vieux parc d’attractions fermé ce jour-là. La ville entière s’étalait en contrebas, racontant les histoires en espagnol de l’autre livre abandonné, avec son marque-page à la page 99, en chiffres.

J’irais bien voir la Tamassee, cette rivière encore sauvage, ses grottes, son eau transparente. J’irais bien voir les habitants du coin, ces descendants d’Ecossais qui racontent encore des légendes celtes. Je me laisserais bien emporter, si jamais c’était possible. Par le courant.

Et si jamais je ne pouvais y aller, je relirais le livre, chaque année, en imaginant les crues et les débordements, les campeurs et les kayaks. Comme un pèlerinage, le trajet en moins.