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J’ai revu Nicole
jeudi 11 février 2016, par
J’ai revu Nicole complètement par hasard dans un train l’autre soir. Elle ne m’a pas reconnu. C’est agréable d’être physionomiste. Par exemple, tout à l’heure, l’avocat de mon ex-femme m’a tenu la porte en entrant chez le libraire. Très poli. Ce petit bourgeois facho parfumé naphtaline, celui qui légalement a dit à la juge pis que pendre sur moi en-tant-que-père et qui aurait mérité - s’il en avait été responsable - de prendre mon poing dans la gueule, ce type ne m’a pas reconnu.
Nicole ne m’a pas reconnu. Elle était habillée comme en 1986, que j’écris en chiffres parce que c’est trop long à expliquer. Elle avait redoublé sa licence et était secrètement amoureuse de moi, ce qui me faisait marrer puisqu’elle était à la Ligue, la LCR, avec d’autres dogmatiques et de futures assistantes sociales, et que moi, je m’en moquais bien de n’être nulle part. Tout le monde me détestait. C’était comme ça. Elle m’avait écrit tellement d’années après, pour me dire que Stéphane l’avait quittée et qu’elle serait ravie de me revoir, des fois que.
A l’époque, elle croyait en plein de choses dans lesquelles il était bon de croire. Je partageais cela, à défaut d’en accepter le fardeau révolutionnaire et dogmatique. Je préférais me moquer de tout : c’était d’autant plus marrant. Je payais tout cela au prix d’une certaine solitude mais ça m’apprendra.
Nicole insistait beaucoup sur le combat féministe. Elle possédait chez eux - avec Stéphane donc - un manuel de combat pour les femmes, qui décrivait la méthode anti-machiste dont les filles pouvaient bénéficier en s’auto-déflorant avec une carotte.... J’avais ri (VÉRIDIQUE, j’ai un témoin). Pas elle. Il y avait des dogmes, c’était comme ça. Pendant les grèves anti-Devaquet, les trotskistes avaient raconté pas mal d’âneries sur ce que les étudiants en sociologie avaient conlu. Ils finiraient tous au PS, à la CAF, à la Région, que sais-je, pour services rendus. Ceci expliquant cela quant au niveau du pays, puisque la droite en fait tout autant. Fallait voir la tête des militants de l’UNI dont faisait sans doute partie l’avocat de mon ex-femme, auquel j’aurais bien collé une tarte à la crème.
Pour de rire.
Parfois, j’ai l’impression d’avoir peu d’amis.
J’ai revu Nicole. Elle était courbée et regardait fixement devant elle. Au début, je l’ai crue malade. Je me suis même assis en face d’elle pour être sûr. Elle ne m’a pas du tout reconnu, puisqu’elle n’a pas levé la tête. J’ai remarqué que ses sourcils se rejoignaient toujours au-dessus de son nez, ce qui était très joli il y a trente ans. Ses yeux bleus ciel étaient d’un triste aquarelle, et elle se serait mise à pleurer que je n’aurais pas fait la différence.
Elle portait un foulard bleu aussi.
Et là j’ai compris.
Elle était passé du côté de celles qui, celles qui portent le foulard. Ce n’était pas le foulard de Bardot en noir et blanc dans les vieux films. C’est ce foulard qui nous dit "Regardez-moi je suis cloîtrée". Elle était passée de l’extrême-gauche à cet islam-là, parce que c’était pareil, c’était les pauvres contre les riches, le capitalisme contre je ne sais quoi, les dominés contre les dominants, les autres contre les blancs. C’était simple. Elle est trop vieille pour ça, mais ça doit lui donner un côté jeune, j’imagine.
C’était terrible de la revoir comme ça. Mais je n’étais pas si étonnée. La plupart des sites d’extrême-gauche soutiennent aujourd’hui un islam rétrograde qui voile les femmes, au nom d’un anticolonialisme dépassé. J’assume.
J’ai hésité à lui parler. Elle aurait sans doute été heureuse de me revoir, parce que je la faisais rire avec mes conneries. Il y avait pire qu’elle à l’époque, j’ai connu une Sophie très jolie qui soutenait l’Albanie stalinienne... C’est dire. Mais Nicole contenait encore en elle de francs fous rires, et je ne sais pas si "fou" s’accorde ou non avec les rires.
Non. Les fous ne s’accordent pas et le monde tourne mal. La quête des certitudes est plus rassurante que celle de la liberté critique j’imagine, car c’est comme cela que l’on parlait ampoulé dans les facs de sociologie au milieu des années quatre-vingts. Les soixante-huitards allaient s’éteignant vers le relativisme et le confort Ikéa™, quelque chose comme ça.
Elle est descendue après moi et je n’ai rien dit.
Je l’ai regardée une dernière fois derrière la vitre.
Et le train est parti.