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De l’inconceptualité de la mort et puis notre manque d’imagination

jeudi 14 janvier 2016, par Grosse Fatigue

Le petit me demande ce qu’est la mort ça tombe bien je n’en ai aucune idée mais je me posais aussi la question à force de voir Galabru et Bowie (!) sur un nuage en dessins pour nous faire bien rire avec Boulez (non) ou Michel Delpech et puis surtout celui que l’on attend tous ailleurs, le chanteur de la beauferie made in France, notre immense Johnny au secours. Johnny pas mort mais Bowie : si.

UNE PREUVE DE LA NON-EXISTENCE DE DIEU !

Papa ne t’énerve pas, nous non plus on n’y croit pas en dieu, tu nous as bien éduqués à ce propos, ne t’inquiète pas ! Mais la mort ?

La mort, c’est jamais la nôtre, la nôtre, ce n’est qu’une perspective, c’est comme un point de fuite : ça n’existe pas. Je l’ai appris en arts plastiques quand j’insistais dans le dessin, j’avais seize ans et je me disais déjà que la mort c’était celle des autres. Mais je me parle en moi-même et pas au petit qui dessine Yoda en pensant déjà à autre chose. Il faudrait que je fasse la vaisselle.

La grande insiste : oui mais après la mort, tu y as pensé déjà ?

Oui j’y ai pensé. J’aimerais bien revoir ceux que j’aimais mais je n’en suis même pas sûr. Quand c’est mort, c’est mort. Et puis la mort, ça dure toujours, ce qui est paradoxal pour un instant si court où tout s’arrête dans la tête des gens. Parfois même, le corps reste vivant mais pas la conscience de soi et quand on voit ceux qui n’ont plus trop conscience d’eux de leur vivant, on peut se demander si la mort n’est pas une promesse trop belle pour eux : l’éternité, quand même ! (Oui, je pense à ta mère en disant ça, mais je te rassure : je ne pense plus trop à elle, ça va mieux).

Et le petit : "Mais papa, pourquoi y’a un retour du religieux ?"

Mais moi : "Tu es trop petit pour parler comme Malraux, quand même !"

Mais papa, je croyais que t’aimais pas Malraux !

Non c’est vrai. Je préfère Orwell. Même génération. A cause de l’époque ou peut-être parce que j’ai lu Orwell grâce à Bowie en quatrième, quand j’ai découvert Diamond dogs figure-toi. Je fais couler de l’eau chaude dans le bac de gauche, le bac où l’on récupère l’eau de rinçage qui ira irriguer les toilettes. J’y pense furtivement. J’ai eu une bonne idée. Quand je pense qu’elle est partie pour un type qui roule dans le 4X4 le plus cher du marché....

Le petit dessine un autre Yoda, puis le colorie de vert et d’épées laser.

Le retour du religieux, c’est sans doute le manque d’imagination. Après tout, imaginer qu’un dieu leur donnera des vierges, même si c’est sexuellement affligeant, c’est toujours mieux que de voir Mylène Farmer chanter de la merde sexualisée avec ce qui reste de Sting, non ?

Non.

En Papouasie, les gens déterrent leurs morts et bouffent de gros vers blancs dans les têtes de leurs pères.

C’est vrai papa ?

Oui, ou alors, c’est à Madagascar, je ne sais plus. Toujours est-il que derrière ce qui nous semble être un truc dégueulasse (la petite me fait remarquer le gros mot en même temps que le sens du gros mot), toujours est-il que la peur de la mort doit être bien étrange dans ces contrées-là où l’on déterre les morts pour leur causer de nos malheurs quotidiens. J’avoue ne pas trop avoir envie de revoir ma sœur ou ma mère et de leur parler de mes problèmes avec mon dentiste, par exemple. Déjà que je n’en parlerais pas trop aux survivants et que j’attends chaque jour de mauvaises nouvelles de mon frère asthmatique....

Mais c’est vrai pour les vers papa ?

Oui, on mange les protéines du cerveau de ses propres parents une fois que des gros vers blancs ont fait le plus gros du travail. N’étant pas relativiste, je me méfie à la fois de la fascination que cela pourrait exercer sur nos esprits mais aussi de l’idée selon laquelle mes parents dans un caveau en béton pendant quarante ans, eh bien : ce serait mieux.

Tu voudrais quoi papa ?

Je préfèrerais pourrir sous un chêne, et que mes enfants et ma lignée bigarrée reviennent pour des siècles et des siècles faire de la balançoire sous mes branches en chantant Many rivers to croooooooosssssssseuuuuu..... Le tout dans un halo lumineux mais flou à la Hamilton, celui qui prenait en photo des filles à peine pubères et nues quand j’étais jeune, et que ça me rendait fou vu qu’elles ressemblaient toutes à Sophie Jumeau. Fantasme.

C’est de l’anglais papa ?

Quoi ?

Many rivers je sais pas quoi...

Oui, c’est une musique de pub pour les mariages dans les années quatre-vingts.

La grande trouve que ça craint. Et insiste :

Mais papa, ta conception de la mort, c’est quoi ?

Grande, je pense que la mort est inconceptualisable. Ça fait quarante ans que j’ai été confronté à ma première mort, celle de ton oncle, celui dont tu ne te souviens pas du prénom et qui ne te concerne en rien par ailleurs. Voilà, du jour au lendemain, il n’est plus là. Il n’est pas ailleurs non plus. Tu y penses tous les jours et tu trouves ça injuste. Tu peux concevoir l’univers, la galaxie, le soleil, la lune, les gens qui vieillissent et qui meurent, mais tu peux difficilement conceptualiser l’aspect binaire de la mort : 1 vivant, 0 mort. Personne, rien. Alors tu restes dans ta frustration, tu essayes de penser à autre chose mais ce vide t’attire et tu changes d’orbite, de personnalité, et tu te coupes un peu du monde, et tu deviens pas comme les autres.

Et papa, c’est bien ?

Disons que ça a sans doute permis à quelques Noirs du Mississippi d’inventer le blues quand ils ont rencontré le diable. Pour ma part, je ne vois pas encore ma plus-value. Une chose est sûre, je ne manque pas d’imagination mais je n’ai aucune idée de ce qu’est la mort. J’imagine juste que c’est exactement la même chose que ce rien d’avant la vie.

C’est-à-dire ?

Ben tu vois : avant de naître, tu n’existais pas. Est-ce que cette idée te gêne ?

Pas du tout papa !

Eh bien voilà : après ta mort, tu seras comme avant ta naissance : impossible de te conjuguer au verbe être, de t’imaginer autrement que comme une trace, pour ceux qui t’auront connue. Rien.

Niente.

Nada y nada mas.

Ah d’accord papa. Alors comment on conceptualise la vie ?

On verra plus tard. Je finis la vaisselle.