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Le courage d’en faire un poème

mercredi 16 décembre 2015, par Grosse Fatigue

Elle me demande des conseils je suis là pour ça pour l’assister, l’aider à lire des références, des articles, à poser des hypothèses, centrer une problématique, bref un peu : réfléchir. C’est une fille de vingt ou vingt-cinq ans, les cinq ans entre les deux n’ont pas d’importance quand on en a le double et que l’on est un homme - quoi de plus naturel en somme - mais c’est sans doute important pour elle d’ailleurs je crois qu’elle a plutôt vingt et un an. Je dérive à un moment mais je me rattrape, j’ai honte pendant vingt secondes. Je lui précise que l’introduction est une promesse, un peu à la manière de la séduction, ce que les femmes connaissent bien et elle m’interpelle et je réponds, oui, enfin pour moi, c’est les femmes la séduction, et elle me répond que, pour elle, ce sont les hommes. J’insiste pour qu’elle utilise par la suite des auteurs connus dans son champ théorique afin d’être crédible lors de la conclusion, cette conclusion qu’elle devra envisager sous un angle critique, de préférence, histoire de sortir du lot.

En fait, je reste fasciné par ses yeux, je fixe son œil gauche en me demandant à quoi il ressemble si je remplaçais un instant seulement le type qui a sans doute la chance de se lever près d’elle le matin, dans des draps blancs en mars. Tu sais, quand les filles s’étirent et que l’on a l’impression d’avoir toute la vie devant soi et même pas l’enfance derrière, quand tout est suspendu et léger, sans aucune importance.

Mais le pire c’est que ça n’est pas une gamine. C’est une femme, parce que son parfum s’émancipe quand elle bouge et j’essaye de rester concentré et de me dire qu’à son âge, putain, qu’est-ce qu’on n’aimait pas les types dans mon genre ! Putain de putain de merde !

C’est une brune un peu sophistiquée. Elle ressemble à ma sœur la plus jolie, elle a ce charme limpide des brunes cambrées, celles qui ont arrêté la danse parce qu’elles n’étaient pas assez maigres. Contrairement à d’autres étudiantes, elle me trouble parce qu’elle n’est pas vulgaire. La vulgarité transcendantale et formatée de l’ère moderne me facilite la transition vers l’âge du vieux mâle. Je ne vois alors sur ces corps féminins que des publicités tatouées pour le vide en-dedans. Mais là, hum. Non. Si seulement elle était vulgaire, tout irait bien.

Je me concentre.

Et puis elle est déjà venue plusieurs fois. Elle me fait confiance. Il faut que je sois professionnel bon sang. De l’éthique ! La vertu ! Tocqueville, à moi !

Et pourquoi ce décolleté en décembre cet après-midi ? Et ses mains fines, et le crayon, et ce sourire ? Oh non : pas moi ! Je deviens comme cet autre prof de dix ans mon aîné, totalement mytho, totalement mité, racontant à l’envi des partouzes amères avec des femmes de notaires désespérées, rêvant de priapismes éternels… Non, retiens-toi, continue à être ce que tu es : non-croyant !

Là, c’est de plus en plus dur. La question que l’on se pose : est-ce que cela se voit ? Est-ce qu’elle a compris ? Suis-je un bon acteur ? Ai-je l’âge de son père ? Son père est-il un ami d’enfance perdu de vue ? Que diraient mes enfants si je la ramenais à la maison ? Je me pose des questions terrifiantes, c’est plus pratique à vrai dire. Au pire, elle me prendra pour un vieux pervers, au mieux, pour un vieux beau. Horrible.

L’impuissance qui me désunit face à la beauté sûre qui émane d’elle : voilà ma conclusion. Je n’ai pas le courage d’en faire un poème. Ça n’est pas l’époque.