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Elle me dit maintenant les gens t’apprécient

mercredi 9 décembre 2015, par Grosse Fatigue

Je la croise dans le couloir et elle me dit maintenant les gens t’apprécient, comme si j’avais fait des progrès.

C’est que j’ai fermé mon clapet et perdu tout espoir. Non pas qu’à l’intérieur je n’ai pas encore un peu de fiel pour ces emmerdeurs du confort permanent et ces questionneurs de l’émission de télévision d’hier soir que je ne regarde jamais parce que la vie est faite pour reprendre son souffle !

Faites donc.

Non.

J’ai fermé mon clapet parce que : je suis mort. Autrefois, mon enthousiasme à changer le monde faisait de moi un type prétentieux qui donnait des conseils et n’écoutait personne, parce que merde, et puis j’avais l’impression que tout pouvait changer en mieux, que les gens comprendraient, que j’avais une quelconque importance. Sophie je t’avoue que depuis que la mère de mes mômes est partie pour l’empereur des cons - car tu comprendras que, si les rois sont nombreux, il n’y a qu’un empereur - eh bien depuis, je fais le mort, presque naturellement. Cette impression d’impuissance qui fût mon moteur pendant si longtemps est passée au second plan. Je crois que je digère mes errements et j’accepte aujourd’hui la vie comme elle vient : il n’y a rien à faire, on ne changera rien. Sans pour autant subir, non merci, j’essaye juste de regarder les gens, détaché de tout espoir d’en faire des partenaires d’un jeu, parce qu’il n’y a plus de jeu, il n’y a plus rien qu’une immense déception venant de celle qui m’était la plus proche. Alors espérer de l’humanité, non merci, pas même en me moquant d’elle - l’humanité - puisqu’elle n’existe pas vraiment. Non, j’essaye de passer au milieu du couloir. J’évalue la distance idéale pour passer exactement entre les murs, bien au milieu, sans poser de problème ni à droite ni à gauche. Je dis bonjour et je suis très poli, et je souris même maintenant alors que ça ne m’arrivait jamais. Je souris et je souhaite bon courage aux femmes de ménage, aux caissières et aux serveuses, et je sens que ça leur fait autant plaisir à elles qu’à moi, et ça me fait du bien d’être devenu bon maintenant que je suis impuissant et surtout que je l’assume.

Maintenant, maintenant, maintenant.

Rien ne changera.

La mère de mes enfants a peut-être compris enfin compris, que nous avons été heureux et que, finalement, nous ne le serons jamais plus, du moins jamais autant, ou alors pas comme il le faudrait, ce serait indécent.

Voilà : être heureux aujourd’hui, j’aurais l’impression d’être indécent, d’être nu comme un ver au milieu d’une troupe de militaires et non merci.

Bien sûr, je rêve de paysages de montagne et d’Ardèche méridionale, je rêve de Grand Canyon ou d’une vieille décapotable, de belles photos et de vin, d’amis et de livres, de choses à refaire et de projets à partager. Je rêve de découvertes et d’enthousiasme et chaque nouvel enseignant que je croise, je l’écoute et je ferme ma grande gueule tellement je suis assommé. Je rêve de Rome et d’Italie même si la pilule est dure à avaler, ou d’Espagne avec une jolie brune et de filles nues en photos devant mon objectif moi qui n’en ait guère généralement.

Mais j’avoue que le bonheur est derrière moi. Des enfants dans l’herbe, des enfants dans l’arbre, des amis autour de la table, quelques idées sans arrière-pensées, un chat quelque part, des gammes arabes et l’Andalousie, les regards des femmes que j’aimais, leurs lueurs dans leurs yeux à trente ans, des bougies le soir, le soir des grandes chaleurs, quand les bougies sont inutiles puisqu’il fait jour jusqu’au lendemain et que l’on aimerait bien s’endormir dans un hamac. Non, tout cela n’existera plus. Il me faut maintenant des rêves de vieux, des rêves d’abandon : de quand tout a été abandonné. Nuance. Le bonheur est derrière moi alors l’exigence aussi. Je n’en demande pas plus. Juste être là, un livre, une histoire, les enfants à peu près heureux autant qu’ils le peuvent.

Mais s’en remettre, certainement pas. S’en remettre, c’est inutile, c’est dérisoire. Et puis, s’en remettre à qui ?