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Non à la tristesse perpétuelle

jeudi 3 décembre 2015, par Grosse Fatigue

C’est un vieil homme que je connais mal. Il est malade, il enseigne encore à plus de soixante-dix ans, sans nécessité apparente. Il est toujours bien habillé, de cette manière classique mais sans prétention qui appelle à la fois le respect et cette sorte d’empathie amicale. S’il est toujours là à parler de comptabilité, c’est qu’il ne veut pas mourir tout de suite. Il vient de me l’avouer devant un café vraiment dégueulasse, à propos duquel il dit aussi pouvoir s’en aller définitivement, au vu de notre inconstance en matière de goût. Si les gens payent pour ce type de café, tu vois, il n’y a plus beaucoup d’espoir. Et comme je lui dis que c’est un peu pareil pour la musique, il me parle de Bach et de Debussy, et je l’écoute ravi, comme si j’avais, enfant, découvert un fossile gigantesque dans de l’argile et qu’une fois retiré du sol, il se soit mis à bouger.

Il me dit je t’ai observé depuis janvier. C’est que l’on a parlé de ma femme, de ma famille, enfin du feu d’artifice, de ce pétard mouillé, et de ce qui reste aujourd’hui. Les décombres.

Il me dit : "T’as vu, ça a été ré-édité !".

Effectivement, c’est ré-édité. Mon édition de Rebatet date d’avant-guerre, et m’avait coûté très cher chez un bouquiniste des quais.

Tu l’as lu ?

Non, le livre a fini par tomber en lambeaux, comme si la sueur des lecteurs des années trente avait coagulé avec le papier, si cela existe.

Je te prêterai le mien. Tu as l’air d’aller mieux. Où en es-tu ? Elle est revenue, non ?

Non. Pas vraiment. Elle est passée en coup de vent, et puis elle est repartie.

Tu la considères comment ?

Perdue.

Pour elle ou pour toi ?

Je ne sais pas. Perdue.

Tu as quelqu’un d’autre ?

J’en ai plein la tête.

Tes enfants ?

Plus ou moins à la dérive. En espérant que le fleuve ne s’élargisse pas trop. Eviter les crocodiles. J’espère qu’ils iront mieux.

Tu sais me dit-il, quand ma femme est partie, tout s’est écroulé. Mais vraiment tout. Ce fut d’abord moi. Elle était formidable. J’ai senti mon corps s’écrouler comme si ça venait du ventre. Ma colonne vertébrale ne tenait plus rien et pourtant, elle était raide comme un coup de trique. Je ne tenais plus debout mais je ne dormais pas non plus. Mes trois enfants avaient tous moins de dix ans. Ils l’adoraient. Tous les soirs, on se tenait dans les bras. Elle est partie en hiver. Je n’ai rien pu faire. Et puis comme tu peux l’imaginer, on s’en remet. Il ne faut pas te laisser aller à la tristesse perpétuelle. Je t’avoue que j’ai essayé d’éviter la tristesse perpétuelle. Mes parents avaient connu des gens qui n’avaient pas pu l’éviter après-guerre, et d’autres encore qui avaient perdu un ou plusieurs enfants. Ça, c’est la tristesse perpétuelle. En te surveillant de loin, je me suis dit que tu y allais tout droit. Ta manière de parler de ta famille autrefois : c’était prendre un grand risque. Quand on a l’air si bien, l’écroulement est total. J’ai évité la tristesse perpétuelle de mes enfants. Ils ont tenu le coup. Ils ne sont pas comme les autres et j’en suis heureux. Beaucoup de choses n’ont pas de poids sur eux. Des choses importantes pour certains leur semblent futiles. Tu vois ce que je veux dire n’est-ce pas ?

Oui je vois bien. Et qu’est-elle devenue ? Vous la revoyez parfois ? Est-ce que vous vous parlez ? Parler, c’est vraiment ce qui pourrait rester. Vous vous parlez ? Vous l’aimez toujours ?

Oh oui mon ami ! Ça, je l’ai toujours aimée ! Et je lui parle tout le temps.

Elle est morte il y a trente ans maintenant.