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L’année prochaine

samedi 24 janvier 2015, par Grosse Fatigue

Les étudiants en dernière année me demandent mon avis. Ceux-là m’aiment bien je le sens. Est-ce parce que j’ai dorénavant l’air d’un chien battu, par un punk à chiens ? Aurais-je perdu mes certitudes, mon arrogance, ce qui faisait mes illusions ? Allez savoir. Mes étudiants me demandent mon avis sur le choix à faire en dernière année. Faut-il poursuivre des études ?

Une fille au premier rang trouble mon regard. Elle pourrait être ma fille mais l’homo-sapiens est assez mal programmé en matière de morale sexuelle j’en sais quelque chose maintenant. Je détourne le regard quand elle me regarde, j’imagine qu’elle n’imagine pas à quel point sa beauté me fait du mal, mais c’est ainsi. Il est des paysages que l’on ne peut posséder qu’en photo, le travail nous appelle ailleurs. Mieux vaut tirer le rideau.

Alors monsieur, vous en pensez quoi ?

Je leur dis voilà : à la fin de l’année, vous partez d’ici et, vous ne le savez pas encore, mais c’en est fini de votre jeunesse. Non pas que vous serez vieux après-demain. Mais il sera difficile de passer dix coups de fils pour organiser une soirée dans un bar à tapas quand il s’agira de remplir à longueur de journée des bons de commandes, des rayons de chaussures de sport ou, pire encore, d’assurer la fiscalité des petites boîtes locales. Après juin, vous serez vieux.

C’est là que le silence se fait. Il se fait vraiment. Même au dernier rang le cancre arrête de pianoter car il entend la vague et le ressac, et soudain le voilà saisi aussi. Oui fin juin, c’est fini. Quatre ou cinq ans d’études, de fêtes et de plagiat, de beuveries et de baises, et puis les choses sérieuses, grandir. Je leur dis franchement moi qui suis fraîchement adulte depuis que la femme de ma vie en aime un autre. Vous entrerez dans la période morne. Bien sûr, la première année, vous aimerez gagner de l’argent et vous allez savourer ce droit très spécial de dépenser celui-là le samedi. Pour le reste de la semaine, pour peu que vous aimiez la littérature - la fille du premier rang range un Stefan Zweig, vite ! un trou dans l’espace-temps, j’arrive mon amour, c’était donc toi ! - pour peu que vous aimiez la littérature et à moins de travailler chez Gallimard et de côtoyer ceux qui peuvent aller à la deuxième page sans se poser la question de la première, eh bien, la jeunesse et son vin, John Fanté et les pâtes qui débordent : c’est fini. Oui c’est pessimiste. Mais n’oubliez pas que la fin est pire : il faudrait inventer un nouveau tourisme dans les maisons de retraite du monde entier. Y-a-t’il un Tocqueville pour se dévouer à ce genre de voyage ?

Pas moi, merci.

Je ré-explique ce qu’aucun enseignant n’explique - on a peur des croyants de nos jours - ni dieu ni maître bien entendu mais surtout : on n’a qu’une vie. Une seule vie, minuscule, dérisoire, faite d’allers et retours pour la plupart et de pas grand-chose pour les autres. C’est que l’on n’est pas très doué permettez-moi de me reconnaître, pas très doué pour imaginer ce que l’on fit bien mieux au moyen-âge : des routes pas droites, des chemins de traverse, des chansons avec Bob Dylan ou des Hélicoptères et des Rolling-Stones dans Paint it black. Oui, mes références sont datées mais l’art est inusable, et s’il est insensible au progrès (quel idiot pourrait ne pas aimer Eleanor Rigby ?), rien ne dit que l’art ne représente le progrès, pointez du doigt l’ouest et vous comprendrez.

Mais monsieur, on fait quoi ?

Profitez-en encore un peu. Faites d’autres études inutiles, d’autres voyages lointains même les poches vides, faites ce que je n’ai jamais osé faire, allez voir ailleurs si vous y êtes mieux. Je n’ose leur dire que ma vie s’écroule, que la femme de ma vie ne pense qu’à un autre mais qu’elle est toujours là je ne sais comment et que s’ils pouvaient éviter la catastrophe… je ne sais que dire que de tenter la fuite.

Tentez la fuite.

Ils se lèvent un à un. Et viennent me remercier.

Quand le dernier a fermé la porte, je m’écroule en sanglots. Quel con.