GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Grandes décisions > S’en souvenir

S’en souvenir

mercredi 8 juillet 2015, par Grosse Fatigue

Je viens de voir un film policier sur Guy Georges. L’affaire SK1. Je ne me suis pas ennuyé.

Non. Je ne me suis pas ennuyé.

Comme je m’endors tard quand je m’endors, je regarde des films où l’on ne s’ennuie pas. Il vaudrait mieux regarder un film des frères Dardenne tellement c’est assommant, mais je n’en ai pas le courage. J’aime m’endormir tard même si je me lève tôt, et que le jardin cuit la nuit en silence parce que c’est la canicule et qu’un orage gronde au loin sur d’autres gens.

Dans le film, on demande à des suspects ce qu’ils ont fait tel jour de telle année. On vérifie et l’on recoupe.

Je me suis posé la question. Je ne m’ennuyais pas. Et moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Telle année ou telle autre. Que s’est-il passé ?

Franchement : je ne m’en souviens pas. Quelques bribes de vacances. La naissance des enfants, deux ou trois accidents de la vie et une ou deux belles saloperies. Mais pour les dates précises de mes années d’adulte : rien. Voilà ce qui fait la vie des gens sans talent précis, sans compétence particulière : le calendrier est vide. Tel jour, j’ai sans doute fait la même chose que le même jour de l’année d’avant. Quand nous disions nous, nous sommes peut-être allés chez des amis. Mais les soirées se superposent d’années en années pour se fondre en une seule soirée. Les amis perdus de vue ressurgissent avec des cheveux plus gris. Les femmes des cheveux plus courts. Les idées rétrécissent. Et l’on souhaite aux enfants une vie où l’on pourrait se souvenir des grandes dates. Le film d’hier soir était plein de dates. Les Beach Boys sortaient des albums et chaque année était marquée par un album nouveau. Les écrivains publient des livres. Les musiciens font des concerts. Moi je me plains depuis la préhistoire. Mais de là à me souvenir de quelque chose d’extraordinaire, rien. La naissance des enfants : c’est tout ce qui reste à l’honnête homme. Un jour, je m’en mordrais les doigts. Nous ne serons pas seuls à faire cela : se mordre les doigts. Mais on le fera après notre mort.

Il faudrait encourager les gens, les petits les enfants, à se souvenir des jours qui passent, comme si, finalement, chaque jour avait son lot d’extraordinaire. Le noter le consigner, en faire un journal intime comme Sophie qui n’a pas changé après tant d’années. Je ne sais pas ce que sont devenus ses journaux intimes mais j’aimerais les découvrir au fond d’un carton aux Puces et voir si, un jour, elle a noté qu’elle était amoureuse de moi, vers 1981. C’est possible j’espère.

Ou bien est-il encore temps de s’inventer une vie passée qui intéresserait le monde à cause du style, un enrobé particulier, un décor, le carton, l’emballage. Les gens aiment ça l’emballage. Il faudrait en rajouter, dire que, oui, tel Noël, c’était formidable. Mais ça n’est pas vrai. Les Noël se suivent et s’évaporent, on en garde une lumière générale, l’odeur du sapin, la déchirure des cadeaux. Le Noël de l’année dernière, les enfants savaient que leur mère partait. Le plus grand a juste dit : "C’est le dernier Noël tous ensemble". Cette date-là, il pourra la conserver, c’est facile. Et puis, peut-être s’effacera-t-elle aussi d’elle-même parce qu’avec le temps, on ne sert plus à rien, et puis, avec le vent, le vent d’ouest, on nous dit que seul compte le présent et même mieux : l’avenir.

Ah, l’avenir ! Je vais essayer de m’en souvenir de mon mieux. Se souvenir de l’avenir, c’est la recette pour continuer à y croire. Même un peu.