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Retour au labo
lundi 20 octobre 2014, par
La poussière est fine et colle à l’agrandisseur, au minuteur, aux bacs. Les objets dorment depuis si longtemps, et il est un âge où l’on ne compte plus en jours ni même en mois. Je n’ai peut-être pas utilisé mon laboratoire depuis deux ans, voire plus.
De toutes façons, les gens ne regardent plus les photos dans les albums. Il ne veulent plus de photos en papier. Ils regardent sur écran.
L’employé du magasin du centre-ville dit cela avec la fatalité du condamné à mort, un peu bossu, l’homme a sniffé en toute légalité sa dose de cancérigènes pendant tant d’années que son moral comme sa peau semblent en berne. Peut-être est-ce sa façon de se réjouir ?
J’ai balayé la poussière et suis tombé par hasard sur un vieux négatif en 24X36, du 50 ASA AGFA qui n’existe plus depuis longtemps. La photo me plaît car je tire deux négatifs l’un à côté de l’autre formant un paysage nouveau. Un rêve. Je n’hésite pas à tirer sur du très grand format. Le papier baryté est sans doute toujours bon. Il faut le couper en deux dans le sens de la longueur, je fais un peu n’importe quoi. Mais je redécouperai plus proprement plus tard. La photo initiale, je l’ai donnée à une amie que l’on ne voit plus.
Voilà le premier essai. Trop gris. Il va falloir contraster un peu. Exposer le ciel vingt pour cent de plus. Ainsi que le poteau au premier plan, pour qu’il disparaisse dans le noir. C’est un travail manuel. C’est agréable. Il faut des outils et un œil. Il faut un savoir-faire, de l’expérience.
Pourquoi ai-je abandonné tout cela ? Pourquoi ai-je subi la vague du numérique qui m’intime d’acheter du pixel puisque c’est si pratique ? Je n’ai jamais ressenti aucun plaisir devant la photo numérique. Sa qualité en couleurs est étonnante. Comme en hi-fi, c’est trop bien, trop reluisant. La réalité ne l’est pas tant que ça. En noir & blanc, on rajoute du grain, du grain de sel, du grain dans les engrenages, du grain à moudre. Il faut abîmer les clichés pour leur donner de la profondeur. C’est la mise en abîme.
Je regarde mon tirage d’essai dans la baignoire. Je suis content. Je viens de faire quelque chose de vrai. Personne n’est là pour le commenter trente secondes sur un écran, avant d’aller voir un autre cliché tout aussi inutile. Je suis seul avec mon travail, mon œil, mon passé. Je sais déjà ce que je dois refaire. J’ai l’impression d’être riche de l’intérieur, comme un cuisinier à l’ancienne, un menuisier d’avant la Chine ou la Suède. J’ai l’impression d’être un auteur, un artiste. J’ai l’impression de ne plus être inutile. Je savoure une immense solitude, celle des enfants qui ont fini de monter un jouet qui ne sera que pour eux, un jouet compliqué, le jouet que personne d’autre ne peut comprendre.