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Le jugement dernier
mercredi 30 septembre 2015, par
Dans un mois je passe devant la juge. La juge dira le droit. L’ex-femme de ma vie sait maintenant ce que je vais lui demander. Mon avocat a rédigé la chose. J’ai laissé faire. La juge dira le droit. Mais moi, que vais-je lui dire ?
J’aimerais bien lui parler d’amour à la juge. Je ne sais pas si elle a bien l’habitude dans ce genre d’audience. Normalement, il faut lui dire voilà, madame la juge, ma femme est partie avec un autre, elle m’a trompé en rigolant pendant neuf mois, elle l’a amené chez moi en ma présence, il est venu faire du vélo avec moi, il m’a demandé ce que l’on faisait ce week-end, elle est partie en week-end avec lui, en me faisant croire que c’était pour le boulot, je m’occupais des gamins pendant ce temps-là. On peut lui dire aussi qu’elle m’a dit des trucs terribles, du genre "Je t’aime toujours, mais pas physiquement", qu’elle m’a fait lire un email de douze pages que son amant me destinait, où il précise tout ce qu’ils ont fait ensemble, y compris dans mon lit et je le jure : dans les moindres détails. Qu’il me faisait la morale, oscillant de l’abject au ridicule, deux adjectifs suffisants pour, justement, définir sa suffisance.
Qu’il me précisait qu’il me remplacerait en tant que père, parce que je n’étais pas au niveau de leur mère, lui qui a déjà détruit ses propres gamins et ceux d’une autre...
Qu’il n’aimait pas mon physique, qu’il était beau et pas moi... Voyez le niveau...
Qu’il se foutait de mon origine sociale, vous pensez bien, et qu’elle y voyait une belle déclaration d’amour. Et que moi, je n’ai pas fait gaffe, parce que ce type, je le trouvais ridicule, comme tous les gros bourgeois de merde. Et puis surtout, comme on nous avait prévenus, je n’avais crainte.
J’en passe et des meilleures. On sait à quoi on reconnaît les cons : ils n’ont pas de limite.
Et puis, comment croire que la femme de ma vie soit capable d’aimer un porc à la folie, surtout quand c’est l’ex-mari de sa meilleure amie, et que l’on est au courant, oui, on est au courant....
Mais il ne faut pas dire cela à la juge. Il faut sans doute lui dire autre chose. Elle doit en entendre des vertes et des pas mûres alors les histoires de maris trompés, la belle affaire, c’est tous les jours.
Dans un mois je passe devant la juge en tête à tête. C’est la procédure. Ça ne rigole pas. Vais-je lui parler du liniment calcaire que l’on passait sur les fesses des petits ? Des week-end où je les gardais parce que maman travaillait ? Du fait que j’ai retapé la maison ou presque. De mon manque d’imagination ?
Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire à cette femme pendant trente minutes, à propos d’une autre femme, qui m’a fait quatre enfants s’il est possible de dire cela, et est partie en divagant ? Qu’est-ce que ça peut bien faire ?
Vais-je lui faire le portrait d’une inconnue ? Mais là, que dire ? Des choses simples, comptables et juridiques. Le temps n’attend pas. Voilà ce que je demande. Après, débrouillez-vous. Les embrouilles, les larmes, quelle importance ?
Ah, s’assurer que les enfants vont bien ?
Mais il est trop tard pour cela ! Les enfants n’iront plus jamais bien : de sources sûres, on me l’a confirmé. Il faut juste faire attention que ça n’empire pas. QUE ÇA N’EMPIRE PAS.
Un copain m’a dit, GF, tu ne peux rien y faire. Toute leur vie, ils rêveront de vous revoir ensemble, d’oublier que leur mère est partie avec le roi des cons. Tout ce que tu peux faire, c’est faire de ton mieux, gérer ton impuissance, t’abonner à Valeurs Actuelles, te convertir au Judaïsme, apprendre à danser, ou continuer ton chemin, en étant fier d’eux, parce que tes mômes, je tiens à te le dire, ils sont exceptionnels.
Je l’ai remercié. Je ne sais pas si je vais dire ça à la juge : car elle va juger. C’est son métier de juger les gens. C’est effrayant.
Ce matin, avant de partir à l’école, le soleil s’insinue en nous et nous réchauffe. Le petit me dit : "Papa, il va faire beau".
Puis les deux petits improvisent en rythme au piano, sur Do majeur ou La mineur, c’est pareil ou presque, c’est juste une question d’ordonnancement. J’ai peur de raconter ça à la juge, que tout n’est qu’une question d’ordonnancement à propos des relatives mineures de la gamme majeure, et que les enfants s’en moquent, et que je me suis mis à la batterie, à jouer une espère de Baïon pour les accompagner, en jouant trop fort papa, mais le sourire aux lèvres.
Parce que ça, je sais faire : les accompagner.
Mais que dire de plus ?