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La guerre est déclarée

lundi 23 novembre 2015, par Grosse Fatigue

Ce n’est pas la guerre vraiment, c’est autre chose. C’est le titre d’un beau film que j’ai vécu, un histoire vraie, deux parents qui se battent pour sauver un gamin avec un œuf de poule dans la tête. Deux parents qui se battent pour sauver un enfant. Deux parents qui se battent pour. Se battre pour quelque chose, se battre ensemble contre quelque chose, et non pas se déchirer. Se battre peut signifier poursuivre ensemble un combat, survivre.

Ce combat je l’ai fait. Je n’en tire rien si ce n’est des conclusions épouvantables sur ce que nous sommes devenus, en évitant de me dire que ces conclusions peuvent être tenues sur ce que nous étions. J’espère que nous n’étions pas comme cela en 2005, quand ce gamin d’à peine cinq ans, notre fils, le petit môme, passait au scanner.

Plus simplement : j’espère que l’on s’aimait.

Je l’ai sans doute écrit ici. Mais comme Pérec, je me souviens. Ou comme mon père, je me souviens de cette guerre et du premier acte.

Le scanner donc. Ma main dans celle du petit. Le tablier de plomb et une amie derrière la vitre, dont je devinais les yeux trop brillants. Une amie interne en radiologie, qui comprend vite que la masse sombre près du cervelet n’a rien à faire là. Et puis derrière elle, la femme de ma vie, la mère du petit, dans sa robe verte de printemps, enceinte jusqu’au cou, et les larmes aussi. Et je dis au petit de ne pas bouger, que l’on regarde juste dans sa tête, que ça va aller. Au sortir de là, la radiologue me dit : "C’est un gros truc, un très gros truc, on n’en sait pas plus, il faut voir l’IRM." La femme de ma vie ne dit rien. Elle s’est recroquevillée sur elle-même, elle porte un autre enfant, et entre ces enfants, il y a notre fille que l’on retrouve le soir et qui sourit et qui a de grands yeux et qui ne comprend pas où est son frère.

Autant dire que le décor s’écroule. Dans le couloir après l’IRM, tout le monde est là. Les autres internes, les amis, des médecins. Tout le monde est là. Et la mère de mes enfants de dire qu’elle fera tout pour qu’il ne souffre pas. Parce que c’est son métier de ne pas faire souffrir les gens, parce que tout le monde sait qu’il va mourir. Tout le monde sauf moi : je ne suis pas médecin.

Un professeur de médecine m’invite à boire un scotch. Et comme je réplique que je ne bois plus d’alcool fort il insiste : "T’as plus qu’à t’y remettre". La vérité, rien que la vérité, je le jure.

Ne pas souffrir. Il ne fallait pas qu’il souffre. J’avais l’impression d’être un enfant, un petit enfant de cinq ans moi aussi, dans un pays étranger, où des adultes me regardaient et parlaient eux aussi dans une langue étrangère, semblant dire que je n’étais pas d’ici, et que j’étais inutile. Je n’étais plus rien. Je me suis senti déplacé, incohérent. On prenait en charge la mort de mon fils, on allait l’accompagner. Je n’avais pas à imaginer un quelconque espoir, tout était fini. Alors j’ai fait le fier. J’y ai cru quand même. Un seul copain dans le métier pour nous annoncer que tout irait bien, et c’est lui que j’ai cru.

Des morts, j’en avais vues d’autres : des vraies.

Après l’opération, je dormais avec l’enfant. Il ne pouvait plus marcher. Il ne voyait plus rien. La moitié de son visage était paralysé. Une cicatrice immense coupait sa nuque en deux, comme à l’abattoir. Il fallait lui expliquer pourquoi on lui avait fait si mal, lui qui n’avait que quelques vomissements et des céphalées. C’était ça ou mourir petit, ça ou mourir. Je lui ai dit plusieurs fois. J’ai filmé ses copains en moyenne section, pour lui montrer qu’ils allaient bien. C’est comme ça que l’on montre le monde aux enfants dans les hôpitaux.

Puis le temps passe. Puis le bébé arrive. Puis nous imaginons que le grand frère finira par sourire. Puis deux ans plus tard il faut à nouveau lui ouvrir le crâne.

Puis l’on crie victoire et l’on en fait même un quatrième.

J’ai quatre enfants madame. Ils vont bien, merci.

L’échappée belle.

A la fin de cette histoire, sur une terrasse verte, nous avons mangé une mauvaise pizza en centre-ville, à deux pas d’où elle habite maintenant, une semaine sur deux, avec les enfants. Ce sont des choses qui arrivent, même si elles arrivent mal. Dans le film éponyme, nous étions si déçus que les parents ne soient pas restés ensemble.

Si déçus.

Et par les autres aussi, qui s’écroulaient en ribambelles alentour. J’ai eu l’impression que la guerre nous avaient soudés à jamais, avec quatre petits mômes, un chat et mon imagination. On s’était dit pourvu pas nous. Et je m’étais dit nous c’est impossible après ça. Impossible.

A la terrasse de la pizzeria, nous étions sonnés, presque morts. Le petit était vivant et j’ai parlé avec lui ce soir. C’est ma semaine.

Il a quinze ans.

Nous avons parlé de moyenne et de médiane, de son prof d’économie qui partage son âge et ses idées avec moi, d’un tutorial sur Youtube pour mieux comprendre l’intérêt de l’écart-type, et de la philosophie de la vie, du rapport à l’argent, et de la différence entre le salaire moyen et le salaire médian. Il ne comprend pas parfaitement mais je pense qu’en seconde, je ne comprenais pas bien non plus.

Puis il m’a dit que sa mère lui a demandé s’il accepterait de ne voir son père qu’un week-end tous les quinze jours. C’est qu’elle envisage d’avoir la garde complète. Comme il est gentil et qu’il ne veut pas prendre parti parce qu’il ne sait pas qui a raison, il a dit oui s’il n’y a pas le choix.

Voilà.

Sur le papier de son avocat, elle a écrit que j’étais un flemmard. Hyperviolent. Et que je veux abandonner mes enfants.

Alors conclusion : rien ne m’étonne. Rien. Que des types tuent des enfants dans des crèches bientôt à coups de marteaux-piqueurs, ça ne m’étonnera pas. Que la haine sereine nous accable après avoir fait quatre enfants et sauvé l’aîné dans un combat atroce, dans un monde inconnu, au milieu de gens qui parlaient une autre langue que la mienne, en voyant la femme de ma vie contracter, enceinte, au bord d’un précipice, du pire précipice d’un homme : perdre un enfant.

Et finir là. Dire à l’enfant : veux-tu ne plus voir ton père ?

Voilà.

Le pire est imprévu.

Je ferais tout pour qu’il ne souffre pas.

Je pourrais m’arrêter là. Mais il y a une autre conclusion. Je le sais bien. Car cette guerre, on ne fera jamais mieux. Il n’y a rien à faire de mieux que de sauver son gamin, et d’en faire d’autres. Le reste finira bientôt. Quelques lueurs encore. Mais rien d’autre.