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Papa la guerre de 2015

vendredi 20 novembre 2015, par Grosse Fatigue

Parfois j’écris des lettres à mon père mort en 1988. C’est juste que ça me fait du bien. Ça ne sert à rien. C’est pour moi. Mon père ne m’a jamais rien dit. Moi non plus je ne lui disais plus rien. Il m’engueulait et partait dans le potager avec son chien con à écouter RTL et les Grosses Têtes. C’était triste. Je me suis juré après ça que, si j’avais des gamins un jour, je n’écouterais jamais RTL, ni Philippe Bouvard. Je me suis juré que je parlerais à mes enfants, que je leur expliquerais le monde tel qu’il est, que je serais un bon père, dans la limite des stocks disponibles, si c’est possible.

A l’instant, on me dit que circule en ligne une pétition pour donner une médaille à un chien. Ce n’est pas trop que je n’aime pas les chiens. Je n’aime pas vraiment les chiens, si ce n’est pour leur polymorphisme incroyable. Là, je suis impressionné.

Mon père a fait la seconde guerre mondiale. J’en garde des bribes à l’oreille, des Monte Cassino, des souvenirs avec les Spahis, des mots en arabe. Mon père, quand j’étais un petit raciste adolescent, m’en a collé une. Il m’a dit que je serais pas là à rien foutre si les Arabes avaient pas sauvé la France. Il savait de quoi il parlait. C’est aussi grâce à lui que je suis un peu moins con. Alors que ma mère, j’ai pas envie de lui écrire des lettres. Jusqu’à la veille de sa mort, elle voyait dans son médecin un Juif sournois. C’est dire le pathos.

Papa, les gens aujourd’hui, réclament par milliers que l’on donne une médaille à un chien. Ce chien a été tué comme un chien par des terroristes, de ces types qui n’aiment pas la liberté ni la musique ni les femmes nues ni les œuvres d’art ni les troupes coloniales dont tu faisais partie. Ce n’est qu’une anecdote mais en voyant ça, j’ai pensé à toi. Non pas en me demandant ce que toi-même tu en penserais (ça, je sais), mais en me demandant ce que tu dirais en voyant ce que l’on fait de la guerre à nos portes. Pour faire simple, je me demande où tu as trouvé le courage d’aller te battre contre les Allemands en Italie puis en France puis en Allemagne, alors que tu n’étais pas vraiment obligé. Souvent je pense à ça. Moi, j’ai des excuses pour ne pas me battre. J’ai des enfants. Mais l’autre jour, je pensais à Malraux et aux Brigades Internationales. Figure-toi que ces dernières existent à nouveau, mais du côté du mal. Je n’aurais pas le courage, même à vingt ans aujourd’hui, de m’enrôler dans des Brigades Internationales du bon côté. Je ne veux pas mourir. Je veux voir mes enfants grandir, dans un monde peut-être en guerre, ou peut-être pas. Je me suis toujours posé cette question du sacrifice de soi-même, qui ne fait plus aucun sens depuis que nous avons heureusement éloigné la guerre de l’Europe, enfin, d’une petite Europe, enfin : pour l’instant.

Voilà donc notre époque et j’en fais partie. Nous parlons énormément, et moi le premier tout seul là avec toi. Nous parlons pendant que d’autres aiment à nous massacrer. Aujourd’hui, tu aurais presque cent ans. A deux ans près. Ton père a fait 14-18 comme on disait. Ton frère a fait 39-40. Mes frères ont fait leur service militaire. Moi, j’y suis allé comme tu m’avais demandé. On m’a réformé.

Aujourd’hui, en cas de guerre, je ne sais pas quoi faire.

Mais figure-toi aussi qu’à mon âge aujourd’hui, il y a d’autres guerres. Les cancers pleuvent alentour, j’ai donné mon sang, les divorces sont en crue, et je dois même me battre contre la femme que j’aimais tant et qui est la mère de mes quatre enfants. C’est comme ça. C’est sans doute mieux. Les ruines sont invisibles, et il paraît que l’on se remet de tout. Je sais bien que par en-dessous, il y a comme une onde de choc. Que c’est invisible.

Mais en cas de guerre, je ne sais pas quoi faire.