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Le moment précis où l’on

lundi 5 octobre 2015, par Grosse Fatigue

Quand elle est venue déposer les enfants l’autre vendredi, elle ne s’est pas attardée. Sur l’herbe trop haute du jardin en jachère, alors que j’étais assis par terre, elle m’a dit que je voulais la guerre, que je lui demandais de l’argent, que j’étais sans doute un peu un salaud.

C’est intéressant la nature humaine. J’ai l’impression de faire œuvre utile pour ceux et celles qui, bientôt, vont découvrir dans le froid de leurs lits qu’un autre ou qu’une autre a passé quelques heures auparavant. Cela serait sans importance aucune s’il n’y avait les enfants.

Quand les enfants comptent, ce qui n’est pas "bien entendu".

Elle me reproche de lui demander une pension. Ça n’est pas mon idée. J’ai laissé l’avocat faire son boulot. Après tout, j’ai laissé le premier avocat faire son boulot, du temps du consentement mutuel. Elle aurait mieux fait d’accepter : je ne réclamais que le toit pour les mômes, ça me suffisait bien. Mais il a fallu qu’elle continue, comme tout pilote obstiné d’un bateau en déroute.... Il a fallu lancer la requête en divorce, ce qu’elle a fait. Puis elle a changé d’avis. Il y a un mois encore, elle ne voulait plus divorcer. En aimer un autre, oui, mais divorcer, non. Allez comprendre.

J’ai donc lancé moi-même ma procédure moche et dérisoire, pour clore légalement le chapitre de nos existences communes, de notre côte-à-côte pathétique depuis tant d’années où nous faisions semblant. Clôture de l’amour : pièce de théâtre.

Un ami, quand nous étions dans la tourmente hivernale, lui avait demandé si elle connaissait ce sentiment terrible de la fin... Quand on a tant aimé quelqu’un et que ce quelqu’un vous apparaît enfin comme un étranger total, et donc, comme une incompréhension. Il existe un moment où l’amour se tarit, ce moment nous est inconnu, il est imprévisible, en ce sens, il ressemble à ces tempêtes incroyables, à ces tornades des grandes plaines américaines. On ne peut rien y faire. On a beau vouloir ne plus aimer : il faut attendre.

Et là, posé sur les trois marches de l’entrée, alors qu’elle parlait haut et fort et sûre d’elle-même et de son bon droit, quelques jours avant qu’elle ne me demande de négocier sans avocat, juste elle et moi, au nom de je ne sais quelle raison valable, je la regardais sans l’entendre.

C’était un vieux film, image par image, super-huit. Elle venait de quitter le cadre je crois. Je crois. Je n’en suis pas encore sûr docteur, je n’en suis pas encore sûr. Mais il me semble qu’elle avait quitté le cadre, qu’elle n’avait plus l’importance, qu’elle n’était plus mon sujet. C’est important de ne plus être le sujet. Elle avait gagné. A force d’être froide, hautaine, cruelle, distante, arrogante et sûre d’elle, à force de cet élan insensé pour me quitter nous et les enfants, elle était sortie du champ. Je crois.

Je n’en suis pas sûr encore une fois. Il faut une période d’adaptation.

Mais il me semble que je l’ai enfin vue sans le maquillage que tout amoureux pose sur le regard de l’autre. Elle n’était pas douce ni attentionnée, ni tendre, ni intéressée par ce que je pouvais être, ou par ce que je pouvais lui amener. Ni même par les souffrances endurées, ni, encore moins, par le passé, par ces images qui font une vie, des naissances, des accidents, des maladies, des amis et du bon vin, des amitiés sincères (pas toutes, non, il y a des rats aussi). Il y avait juste cette femme, cette mécanique charnelle debout sur ses bottines noires et neuves qu’elle rachète constamment, et cette mécanique me laissait parfaitement indifférent. Je n’avais aucune haine, aucun principe moteur, plus du tout d’élan.

J’ai eu l’impression que c’était le moment précis où l’on....

Jette des pelletées de terre sur les cercueils, et que, soulagé, on va boire un café avec la famille, apaisée. Mais sans les bons souvenirs. Non, sans les bons souvenirs.