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Lettre à Philippe

mercredi 30 septembre 2015, par Grosse Fatigue

Philippe,
Elle m’a dit que tu aurais bien aimé que l’on se retrouve, je veux dire : elle et moi. Se retrouver après s’être perdus.

Je dois t’avouer que j’aurais aimé moi aussi.
Et continuer à voir vos enfants, Nathalie et tes parents, discuter avec ton père sur la fin de notre monde, la fin des livres, autour d’une piscine qui me laissait indifférent, d’été en été, jusqu’à ce que l’on soit suffisamment vieux pour se souvenir de chaque maison louée quelque part en août. J’aurais aimé vous rejoindre à Biarritz en vélo, ou à Annecy. On aurait mangé des crêpes comme chaque été, on aurait apprécié le niveau de français de vos enfants, on aurait perpétué une tradition. Les enfants auraient fait des études. On se serait inquiété. On.

Il faudra faire sans moi.

Tu aurais continué à me dire que le monde tel qu’il va est très bien comme ça, j’aurais continué à te dire qu’il y a peut-être autre chose à faire. Tu m’aurais raconté les croyances en vogue à New-York, la fascination que tu ressentais pour un type qui vend des assurances au Brésil, ou ton enthousiasme pour l’Afrique noire, un marché d’avenir grâce à la Chine. J’aurais continué à t’envier, pour cette capacité à t’enthousiasmer... I don’t buy that crap, you know. Et puis on serait allé faire les courses avant d’aller voir le paysage alentour. On aurait découvert la nouvelle nana de Damien. On aurait bien ri de toutes façons. On aurait fait des balades. Tu m’aurais demandé quand mon livre sortira, même à soixante-quinze ans, pour te foutre de ma gueule. Normal.

Je suis désolé de tout cela. Je m’étais habitué à nos étés. Tant pis.

Dans un mois, nous passons devant le juge. S’il te plaît : faites un effort et ne nous suivez pas. Jamais.

Oui bien sûr, j’aurais pu en faire, des efforts. Faire plus la vaisselle. Faire moins de vélo. C’est la dernière chose que tu m’as dite : "C’est sans doute de ta faute". J’ai beaucoup réfléchi à cela.

Oui, Philippe, c’est de ma faute. Effectivement. J’aurais dû la fuir, dès le début. Je ne sais pas ce qui m’a pris de rester avec ta vieille amie. Je ne sais pas. J’ai eu comme un espoir. J’ai cru qu’elle ne ressemblerait jamais à sa mère (tu sais, la malade mentale). J’ai cru qu’elle finirait par lâcher prise, par se lasser de l’esprit de compétition, par se laisser aller, par m’aimer, par aimer les enfants. Ah oui, tu n’étais pas au courant. Nous avons été discrets là-dessus. Notre complicité masquait sévèrement un fait intime, que je confesse aujourd’hui. Ta vieille amie n’avait jamais aimé personne avant lui. Lui, il faudra que tu le découvres comme d’autres amis l’ont découvert. Aujourd’hui, et j’en ai marre, ces amis me demandent ce qu’elle lui trouve. Eh bien, on n’en saura jamais rien. A moi, elle ne me trouvait rien et je n’exagère pas. Elle est restée là, on a fait des mômes, j’ai aussi fait la vaisselle mais jamais assez. Elle a supporté mes écarts, j’ai supporté sa distance, sa manière de ne pas répondre à mes amis, de les mépriser, quitte à en perdre la moitié. J’ai été faible. J’ai été enthousiaste. Quand elle a voulu un enfant, j’ai vraiment cru qu’il se passait quelque chose.
Quand cet enfant a failli mourir, j’ai aussi cru qu’il se passait quelque chose.

C’est là que je l’ai vraiment aimée.

Philippe, crois-moi. J’ai merdé.

Grave.

Je n’en veux plus qu’à moi. Je me suis totalement trompé. Ceux qui me l’ont décrite comme un monstre, je les ai éloignés. Tous. Les voilà revenus aujourd’hui. J’en viens même à espérer, profondément, que mes enfants n’auront aucun point commun avec elle, même pas cette capacité de travail incroyable.

Elle m’a traité comme un chien, comme une merde. C’était inutile. On peut tomber amoureux, passionnément, même d’un monstre dans son genre à elle puisque c’était mon cas aussi. Mais il n’était pas nécessaire d’en rajouter. D’aller vers l’abject. D’emmener nos enfants chez ce type, directement. De le présenter à ses parents à elle, au bout d’un mois. Ils s’en sont réjouis, tu penses bien : il faut laver plus blanc.

En août, elle l’a quitté quelques jours pour revenir vers moi. Avec cette candeur, cette froideur, cet aspect hautain, comme ces bourgeois voyageurs qui retrouvent leurs larbins et leur reprochent de mal tenir la maison durant leur absence... Il m’a écrit - car il n’a aucune limite, il est tout-puissant, tout permis - rends-toi compte, ce mec m’a écrit à nouveau ! Elle ne l’aimait plus. Je lui manquais à chaque instant....

Puis elle est repartie vers lui.

Philippe, crois-moi. Je sais que tu penses que j’exagère, que la colère... Mais hélas, non. J’aimerais bien exagérer, épaissir le trait. Ça n’est même pas nécessaire.

Et embrasse ton père. C’est aussi son monde que nous détruisons, je crois.
Embrasse Nathalie et les enfants.

Nous nous manquerons, j’espère.