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L’image du petit enfant

samedi 5 septembre 2015, par Grosse Fatigue

Je n’ai pas vu la photo de l’enfant mort sur la plage de Turquie. Je n’ai pas vu son père. Je n’ai pas vu les enterrements. J’ai juste vu les dessins de presse à ce propos.

Mais j’ai vu cette femme dans la rue l’autre soir à Paris, avec son enfant mort dans les bras. Je l’ai vue de mes yeux. Sur le trottoir luisant près de la gare Montparnasse, sans Hemingway et sans rêve de voyage, sans souvenir de la Grande Guerre, il y avait cette mère avec un carton dans la main et un enfant mort dans l’autre. Je n’ai pas pris de photo, et pourtant, j’étais bien équipé. J’avais mon Nikon Df puisque je venais de l’acheter à un type sympathique avec lequel j’ai refait le monde puisqu’il avait connu l’ancien, comme moi. J’avais aussi mon Ricoh GR, mon appareil préféré je crois, pour prendre discrètement des photos des jambes des filles en été et des visages des inconnues en hiver, sous la pluie, en noir et blanc.

La femme avec l’enfant mort réclamait à qui ne voulait pas l’entendre ni la voir un ou deus zeuros pour mangé. J’ai juste remarqué que le petit avait la nuque totalement molle, et que sa tête pendait en arrière, les yeux grand fermés et la peau porcelaine des cadavres jeunes. Les cadavres adultes tournent au jaune puis au vert. Les enfants nous laissent un espoir en conservant la blancheur diaphane des premiers temps. Mais l’enfant ne bougeait plus du tout. J’ai même cru à une poupée qui nous permettrait de mieux nous apitoyer. Un bébé de pacotille.

Cette mère d’ailleurs - je veux dire, "venue d’ailleurs" - personne n’y prêtait attention, si ce n’est peut-être, de temps en temps et en mon absence, quelques Témoins de Jéhovah aussi abrutis qu’absurdes, dans leur religion si parfaite qu’elle en est sans espoir, puisque leur dieu décide aussi de la mort et du hasard : quel homme ! Oui, parfois quelques bigots ou bien des gens courageux viennent parler aux clodos dans la rue, comme des victuailles.

Dans mon manque de courage, je me contente de donner systématiquement une pièce de six francs soixante cinq centimes à tous les musiciens des rues.

Face à cette femme et à l’enfant mort, j’ai fait le bilan comptable de mon matériel. Un téléphone à plusieurs milliers de francs, deux appareils-photo numériques à plusieurs milliers de francs, un billet de train SNCF à plusieurs centaines de francs, et même pas le courage de la prendre en photo et d’alerter Paris-Match™ sur le fait qu’ici-même, à Paris, des enfants morts, certaines femmes en ont plein les bras.

J’ai sans doute bien fait. Il ne faut pas banaliser le spectacle de nos horreurs contemporaines et de leurs paradoxes égoïstes. C’est sans doute pour cela que le petit mort en Turquie a permis à certains d’enjamber des frontières, de prendre des trains et des autocars, pour venir faire peur à nous autres les obèses des supermarchés. Oui, c’est un peu lyrique, mais c’est un peu vrai aussi. La misère à la frontière, la mort d’un petit sur une plage, c’est plus marquant que tous les enfants touchés coulés en Méditerranée, et dont les cadavres pourrissent quelque part entre Pantelleria cette île sublime où meurent les Guépards et l’idée de l’Europe, et Malte, cet égout à ciel ouvert où des Anglais en vacances, à la peau blanche, jettent leurs sacs en plastique à la mer en promenant leurs ventres roux, rêvant d’une Italie de pacotille où l’on parlerait la langue de Shakespeare, pour être pratique.

En montant dans le TGV, j’ai observé la fille en face de moi. J’ai fait le bilan du matériel emporté. Nous étions ex-æquo.