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La solitude Nicoletta
mardi 7 juillet 2015, par
J’aimais bien cette chanson. Mon père me faisait croire que Nicoletta était un garçon, et moi j’en étais un, tout petit. J’aimais bien cette chanson bien que, déjà, j’avais l’impression que c’était un gros mensonge, de ces gros mensonges que les adultes balancent aux enfants pour leur faire croire que la vie c’est bien. Parce qu’enfant, la solitude, je connaissais bien. Je restais des heures à discuter avec une vieille lapine grise, dans une cage à lapin, en attendant que quelqu’un vienne me chercher pour le repas. L’hiver, je me cachais dans mon lit, à lire Pif-Gadget. A la radio, on entendait des chanteurs français.
Ce soir, j’ai vu Love & Mercy, la véritable histoire de Brian Wilson. Je n’ai jamais beaucoup aimé les Beach Boys. Il faut dire qu’il y en avait deux. Les surfeurs, les bien blancs et bien peignés de la côte ouest, et puis il y avait le psychédélisme délirant. On aurait dû me prévenir pour le second, il va falloir que j’y revienne. Dans la salle, un homme consultait son téléphone portable. L’écran blanc jetait sur son visage une lumière bleutée, et ses traits montraient à quel point l’homme était blasé. Un rang devant lui, à ma gauche et de l’autre côté de l’allée centrale, une femme consultait elle aussi son téléphone à intervalles réguliers, en tentant de le cacher dans un sac en plastique, pendant que le psychiatre de Brian Wilson continuait de le manipuler. La Californie des années soixante est bleue Ektachrome™. Le monde deviendra violet dans les années soixante-dix, puis horriblement jaune quand la radio de mon père, au fond du jardin dans les années quatre-vingts, distillera entre autres merdes les crétins du groupe Indochine. Desproges, repose en paix.
Je me demande quelle est la couleur des années 10, celles d’aujourd’hui. C’est encore une couleur froide, avec du scandinave dedans et de l’Ikéa, du rationnel et des mots d’une autre langue.
Je suis rentré en sifflant Sister Moon de Sting dans les rues chaudes. Ça se siffle bien. Il faisait trop nuit pour voir les visages mais pas assez nuit pour ne pas ressentir les regards. Je n’ai pas pensé à l’actualité, ni à la Grèce et à son église richissime. Il paraît que la gauche gouverne ce pays, mais n’a même pas eu l’idée de priver l’église de ses biens. Il faudrait une révolution française à l’échelle mondiale. Il est trop tard.
Le jardin continue à cuire dans la nuit lourde. Des vieux et des vieilles attendent un courant d’air à la fenêtre de leurs maisons de retraite observés par une femme en noir avec une faux à la main. Les enfants sont en colonie de vacances tout près d’ici. J’irais les voir en vélo pour leur dire qu’ils me manquent. Je suis seul et mon visage est illuminé par l’écran de ce truc, les fourmis du jardin colonisent la maison et mes mains en sont couvertes. J’imagine une fin catastrophique, mon cadavre dévoré par leurs semblables. J’imagine beaucoup de choses.
Mais bon.
A vrai dire puisqu’il faut parler vrai, je me sens seul.
Je m’étais pourtant dit que des enfants, une famille, ces choses....
Mais là, dans l’été qui s’appesantit, dans la chaleur qui monte du sol, j’aimerais bien pouvoir parler à quelqu’un pour de bon, boire quelque chose avec des amis, ou refaire le monde. J’ai vu une bande-annonce dans ce genre. Je pense que ça ne va pas être très gai. Ça s’appelait "Nos futurs". Nous parlons bien de la même chose.
Soudain il n’y a plus un bruit. Il est minuit, c’est passager.