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J’aurais préféré te savoir morte

dimanche 7 juin 2015, par Grosse Fatigue

Dans les sous-bois alentour, nous avons fait du vélo et croisé des chevreuils et des sangliers. Dimanche matin de juin. Il faisait chaud nous étions bien. Nous avons parlé du passé avec un ami commun, de ceux que tu aimais beaucoup. Lui non plus n’a pas compris le pourquoi de l’abjection, de l’immonde, du pire. Nous en avons parlé mais c’est fatiguant d’en parler. Alors nous avons évoqué les enfants qui survivent même si, hier soir, les deux petits avaient les larmes aux yeux en me disant une autre fois à quel point ils voudraient que tout redevienne comme avant. Tout.

Nous avons continué notre chemin, savouré les côtes et les paysages, les herbes hautes et les promesses de tiques sous la douche en fin de semaine. Pas un insecte ne survit par ici, aussi absents que tes sentiments en général. L’époque est aux parasites.

J’ai sans doute une petite décompensation hormonale. Ou bien est-ce à cause d’un Simple mélodie que le cafard m’a surpris. Ou alors parce que les enfants ont préparé un joli morceau, le grand au piano, la grande à la basse et la petite à la flûte. Avec l’ami que tu aimais bien, nous avons applaudi les enfants. C’était l’un de ces moments magiques que nous aimions tant, et nous avions même retapé la maison pour cela. C’est peut-être parce que nous sommes un dimanche de juin, que les gosses sont là, qu’ils courent dans le jardin, jouent du piano, font des gâteaux, et que ton fantôme nous manque à eux et à moi. Je dis bien ton fantôme, comme un souvenir dont on pourrait être fier. C’est aussi sans doute parce qu’il n’y a que quatre dimanches en juin, le mois que l’on attend toute l’année.

Ton fantôme nous manque. L’image que nous avions de toi, celle que tu as allègrement détruite en partant. La grande question restante : pourquoi avoir dit ce que tu as dit ? Penser que tu te réveilleras un jour, c’est penser que tu dors. N’y pensons plus.

Je regarde les enfants dans les herbes du jardin. Il n’y a plus les sourires d’autrefois, il n’y a plus l’élan. Restent les framboises en quantité. Tu as sans doute oublié que, les années de maigres récoltes, je les cueillais pour toi.

Nous - je dis "nous"- ne garderons qu’un mauvais souvenir de toi. Ça n’était pas obligatoire. Partir quand on a quatre enfants, pour aller vivre avec un maniaque, c’est déjà assez dur. Je dis "nous" et nous n’avons aucun souvenir de toi. J’ai jeté tes photos. Les négatifs peuvent bien brûler, puisses-tu en faire partie. Le négatif, tu le portes avec fierté. Tout ce qui était beau s’est écroulé. Tu en faisais partie, j’en ai honte.

Dimanche de juin.

Je te préfèrerais morte. Les enfants auraient les larmes aux yeux mais le souvenir d’une mère formidable et musicienne, aussi jolie qu’élégante, une mère qui était là. En juin, tu aurais pu mourir dans une décapotable avec Michel Piccoli au volant, mourir encastrée dans un arbre en fleurs, et tous nos amis auraient pleuré. Nous aurions écouté un quelconque chirurgien nous expliquer que c’est mieux comme cela, que tu n’as pas souffert de mourir un dimanche de juin. J’aurais même vu ton ignoble mère avoir enfin des sentiments, ta sœur imbécile ne plus parler d’argent, et ton père sortir de sa somnolence. Ceux qui te détestent aujourd’hui auraient fait de toi un portrait flatteur. A jamais les mômes t’auraient cru près d’eux, comme j’ai fait semblant de croire que mes morts accumulés me parlaient parfois la nuit.

Mais, à l’inverse de la tendance qui veut que l’on supprime les intermédiaires, il va falloir s’habituer toi et moi à ne plus se parler que par avocats et juges, par témoins collatéraux. Parler est un grand mot. Nous mettrons tout par écrit.

Je ne te remercie pas.

Je t’aurais préférée morte.