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Elle n’est jamais venue ici

dimanche 24 mai 2015, par Grosse Fatigue

J’ai parlé à l’ex-femme de ma vie dans sa voiture vendredi soir. C’est la mère de mes enfants mais je ne peux plus la voir. Je lui ai dit il faut qu’on parle parce que les enfants vont mal si tu pouvais arrêter de leur faire ça ce serait bien. J’ai pris sur moi dans la guerre de merde qui nous tue à petits feux parce que je n’ai peut-être que cela pour me consoler d’avoir perdu tant de temps. J’ai un souvenir vague de ma conversation avec elle. Je lui ai dit les filles te détestent. Les garçons n’avancent plus. Ils ne font plus de musique même dans cette maison dont j’occupe le vide en leur absence. Le piano sonne creux. Pas un bruit, même pas un bémol. Les enfants font de leur mieux mais tout est moche et je voudrais inventer des mots qui seraient comme des bouffées joyeuses seulement voilà : les enfants vont mal et font semblant. Ils regardent des films, ça les emporte.

Je hais l’égoïsme des adultes. Moi aussi j’aurais pu partir chaque année en dix-sept ans. Mais ça n’était pas sérieux de faire des enfants pour les quitter alors je faisais semblant d’être heureux. J’ai rencontré un fleuriste l’autre soir à la maison avec des amis d’amis. Il m’a avoué qu’il a passé dix-sept ans avec une femme qui ne l’aimait pas. On a trinqué. Je veux dire, au Champagne.

Ce que l’on peut être con.

J’étais dans sa nouvelle voiture. Elle était anxieuse et moi je n’avais pas envie de lui parler. Lui écrire à la rigueur, et encore, elle ne mérite pas tant d’attention. On a parlé de ce site où je bégaye depuis dix-huit ans. Elle m’a assuré je crois je ne sais plus qu’elle tenait à moi autrefois que je l’intéressais, quelque chose de ce genre. Elle m’a parlé d’ici là, les mots, mes petits crachats. Et je me suis aperçu de cette simple chose, cette chose tout à fait minable, détestable, ridicule : elle n’est jamais venue ici. Parfois, je lui lisais un texte. Quatre ou cinq en dix-sept ans. Mon œuvre médiocre, elle n’y a pas touché. Pas plus qu’à la peau de mon dos, aux baisers dans le cou, aux caresses du matin. J’ai attendu et rien. Elle m’a demandé si je m’étais brossé les dents avant de faire semblant de m’embrasser. Systématiquement. Puis elle a arrêté de faire semblant. Le reste est à l’avenant. Avant moi, elle n’avait jamais eu de désir. Elle vient de découvrir l’amour à quarante-quatre ans, quand j’ai découvert le temps perdu.

Restent les fruits. Je les sais humains, tendres et plein d’imagination. Je les espère différents de leur mère. Je ne m’en veux qu’à moi. Ce que l’on peut être con. Tant d’années à attendre qu’elle change et qu’elle me dévore comme j’en ai dévoré d’autres autrefois, et vice-versa. Tant d’années béates, dans le confort matériel et la paresse qui me prenait, dans ce vide sans sentiment, prisonnier d’une nana glaciale qui n’est jamais venue ici.

Restent les fruits. Ils sont quatre et ça va mal. Ça ne se voit pas tant que ça parce que l’enfance est malléable. Mais si j’ai des conseils à donner, c’est qu’en amour, il ne faut pas faire semblant, il ne faut s’attendre à rien : on ne change pas les gens que l’on aime. On croit toujours que ce quelque chose qui cloche va s’arranger. Croyez-moi : il faut fuir. On ne change pas les gens. L’amour, c’est aussi espérer les changer un peu. Et puis se sentir trahi parce qu’on les a mal vus. C’est qu’ils étaient déjà comme ça avant de partir. Dans mon cas, je le savais et on m’avait prévenu. On me l’a redit.

Je suis resté pour les enfants. J’ai cru qu’elle viendrait vers moi. Je peux écrire tranquille : elle ne viendra jamais. Elle n’est jamais venue ici. Elle ne viendra jamais ici. Je peux lui dire que c’est une mauvaise mère, elle ne le saura jamais.