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Ces instants magiques

dimanche 17 mai 2015, par Grosse Fatigue

Je rangeais la cuisine et je suis tombé sur elle. Elle apparaît normalement en bas de cette page, sur le mauvais scan d’un mauvais tirage. J’ai perdu le négatif. Je l’ai cherché pendant des heures l’année dernière. C’est un négatif que l’on retrouve de temps à autre. On dirait qu’il me fuit et le fait exprès. Il ne devrait pas être détruit. Il se cache, il m’attend, on dirait un malentendu.

Il devait être six heures du matin un matin de mai. C’était un lendemain de. Mais je ne sais de quoi. Je rentrais par la ligne quatre et les wagons faisaient du bruit à chaque tournant. L’imperméable du type devant elle me gênait quand le métro se penchait. Puis vint l’instant où le bruit cessa. J’ai fait une photo et rien d’autre. Elle dormait, courbée sous le poids d’une nuit blanche. Elle avait des jambes irréelles. Je l’ai toujours trouvée magique. J’imagine qu’aujourd’hui, on pourrait la retrouver. L’imaginer mariée, divorcée, seule, avec enfants, avec un cancer du sein, un job prenant, un mari fatigué, des enfants turbulents, des vacances à l’étranger. Je l’imagine comme je peux. Il me manque des informations. Car elle ne sait rien de cette photo qui la représente. Je me demande si, par hasard et de loin en loin, quelqu’un pourrait la reconnaître, lui montrer la photo, lui dire "Tiens c’est toi, tu te souviens, on te reconnaît bien, c’était en 1986, du temps où...". Alors tout le mystère du vieux négatif perdu, du tirage de mauvaise qualité et du scan tout pareil, alors tout cela disparaîtrait. Je l’imagine m’envoyer un message et me dire que c’est bien elle, qu’elle me remercie et qu’elle est émue. Elle me raconterait sa vie d’alors, sa soirée de la veille, ce mal de crâne tenace à l’époque, la musique qu’elle aimait. Nous pourrions échanger nos passés. Je reprendrais la même photo si longtemps après. Il n’y aurait plus de magie mais nous pourrions en rire. Elle me dirait qu’elle est seule ou bien qu’elle aime le même homme depuis le jour où je l’ai prise en photo. Qu’elle a des enfants et apprécie le rugby, idée saugrenue ou la cuisine, idée aigre-douce. Elle serait bavarde sinon ça ne servirait à rien. Je lui montrerais d’autres photos, elle me montrerait ses jambes. Et ses jambes n’auraient pas changé. Car seul le visage change avant la vieillesse, et je n’ai jamais vu son visage, du moins je ne m’en souviens plus. Je n’ai pris qu’une seule photo ce matin-là, avant l’invention du mode "rafale", cette mode qui permet de prendre d’assaut la vie moderne sans faire attention à l’instant décisif, le seul qui compte en photo. Avant les rafales, il y avait les mirages, celle-ci en était un.

Nous irions reprendre le métro de la ligne 4, un type porterait un imperméable encombrant, elle en rirait encore, ce serait le lendemain d’une soirée ensemble, à en rire.

Elle me remercierait et rien d’autre.

Ce serait bien.

Et si par hasard, un lecteur de passage voulait l’imprimer et la coller à jamais sur le mur de sa chambre adolescent, j’en serais très heureux.

La femme dans le métro