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Mélanome

jeudi 7 mai 2015, par Grosse Fatigue

Il m’a envoyé un SMS : c’est plus silencieux. Nos conversations minimalistes évitent l’enthousiasme ou le dépit. Et puis il habite loin de chez moi, et il sait sans doute à quel point je m’inquiète de l’injustice cancéreuse. C’est mon neveu. On lui a enlevé ce que d’autres appellent des grains de beauté, les néophytes, les non-initiés. L’année dernière, il avait une cicatrice profonde dans le dos, un coup de charrue, une vie sauvée.

Son silence des dernières semaines ne m’a pas perturbé : j’avais d’autres chats à fouetter, à transpercer mes poupées vaudoues pour que l’un en bénéficie et que l’autre en crève... Je souhaitais à l’amant de mon ex-femme un cancer du pancréas, parce qu’il m’a insulté par écrit en se moquant de mon origine sociale, rendez-vous compte, et que ce type de cancer, ça fait très Steve Jobs, c’est snob et ça se mérite. Quant à la mère de mes enfants, un cancer du sein lui suffisait bien. J’étais tout à ma colère. Je leur souhaitais aussi un cancer commun de l’anus, tant le niveau de ce qu’elle m’a fait lire dans l’abject n’allait guère plus loin que la matière fécale dont était faite son âme. Mais Obi Wan Kénobi m’est apparu et m’a dit que la justice n’était pas de ce monde. Le cancer est au hasard, comme l’avenir, à moins de fumer comme un pompier et de boire comme un trou. Son silence m’a perturbé par la suite, car il venait aux nouvelles et je lui parlais de l’abject, oui, la mère de mes enfants n’a pas hésité à ceci, cela, passons, ça n’est pas le sujet : je compte en faire un livre, je tiens un sujet. Non : le sujet me tient.

Seconde exérèse, diagnostic avéré : cancer. Le mélanome est toujours vivant, si l’on peut dire. Il revient, il insiste. Il est superficiel : il concerne l’enveloppe, la peau. Il détruit par l’extérieur, on le voit. Il s’impose à la vue, puis il s’enfonce. Il pénètre profondément, il charge l’os ou le foie, le cerveau, allez savoir. Il n’a pourtant aucune volonté, ni programmation réelle. Il est ainsi. Il utilise les terrains propices. On nous dit que le nombre de cancers augmente à cause de l’allongement de la vie. Mais mon neveu a moins de quarante balais et encore pas mal d’espoirs : nous n’avons pas grimpé ensemble le Ventoux.

Je suis resté collé sur l’écran de mon téléphone. Cancer en petites lettres. Moi qui rêvait de choses saugrenues pour me changer les idées, après avoir vu avec plaisir "My old lady", film triste, où je suis encore tombé amoureux de Kristin Scott Thomas et de ses yeux pour m’y noyer. Je rêvais d’argent. C’est un rêve qui me permet de penser à autre chose. Je rêvais d’en avoir plein, d’en mettre dans les poches des punks à chiens pour qu’ils se gavent dans les restaurants gastronomiques, et qu’ils laissent leurs chiens dormir dans les draps en soie des hôtels cinq étoiles. Je m’imaginais laisser des billets de cent euros (je n’en ai jamais vu) dans la poche de la grosse fille qui chante à la guitare. Puis d’acheter un appartement avec terrasse à Paris en imaginant la pacotille que l’on nous vend sur le romantisme de la ville lumière, avant l’ère des promoteurs et du béton caché. Les façades en disent long parfois, ce sont les seuls vestiges du passé. Je rêvais d’une maison à Biarritz. D’une DS décapotable. De Romy Schneider avec moi, voyez comme je rêvais comme on tente d’oublier. Je rêvais du temps perdu qu’on ne rattrape plus. De Proust que je n’ai jamais lu. Et puis là, récidive. Cancer.

Impuissance.