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Une pute et un clodo

vendredi 24 avril 2015, par Grosse Fatigue

Je rentrais à pied l’autre soir dans la douceur du réchauffement climatique occidental. Fin des saisons classiques, il faut s’habituer à la précocité de tout, il faudrait presque en redemander. Les rues sont vides. Les habitués ont déserté la ville et sont rentrés chez eux. Il doit y avoir une série sur la une. Le grand boulevard de l’après-guerre et des B25 américains est rectiligne et contraste avec ce qui reste de la vieille ville que je viens de quitter. Au coin d’une rue subsiste une grosse bâtisse du XVIIIème siècle en ruines. Je l’imagine être un souvenir des bombardements de juin 1944. Des arbres à papillons y fleurissent, un grillage l’entoure. Je pense subrepticement à Oradour sur Glane, les lézards dans les pierres. Derrière les fenêtres entrouvertes, des étudiants en rien jouent à l’art de la guerre sur des écrans plats et plastique mou. Je me demande si leur libido est altérée par le désir de tuer, même en faux. Ils boivent des bières. Je m’arrête quelques secondes. Un canapé repliable, pas de livre visible, des couleurs bigarrées, une parenthèse de jeunesse.

Plus loin, les anciens garages ont déserté l’artère de la gare et les devantures sont recouvertes d’immenses autocollants "à louer". Des flics dans une voiture banalisée se refont l’Inspecteur Harry loin de San Francisco. Tout est droit. Nous avons encore le grand luxe d’éclairer les nuits urbaines. De l’autre côté de l’avenue, un rasta titube. Je pense au Livre de la Jamaïque de Russel Banks, que je suis en train de lire. J’aimerais être Russell Banks. Je suis trop paresseux.

Dans le hall d’entrée d’un bâtiment publique, un SDF téléphone sous ses couvertures baroques. Il est là tous les soirs, derrière son caddie™ vide. Je n’ai pas le courage de lui proposer de venir à la maison. Après tout, j’ai maintenant de la place. Elle est déserte. Il pourrait prendre une douche, se vêtir, manger des céréales, lire un peu, se reposer, taper un CV bidon pour devenir commercial dans l’immobilier, s’inventer une nouvelle vie, me remercier un jour, écrire mon nom sur le mur des justes de l’avenir, après la guerre. Une jolie prostituée africaine me dit bonsoir dix mètres plus loin. Elle me dit bonsoir et "on y va". Je ne connais pas la ponctuation de sa phrase. Je réponds naturellement non, bien qu’un vrai écrivain célibataire ne se serait pas gêné. J’ai d’ailleurs des tas de préservatifs grande taille au congélateur, pourquoi devrais-je me gêner ? Elle m’interpelle : "Pourquoi non ?"

Oui : pourquoi ?

En traversant le fleuve, avant de rentrer, j’imagine encore boire le reste de champagne à la cave avec une pute et un clodo enfin propre, dans la maison vide vers une heure du matin. Leurs vies ont sans doute des étapes primordiales, des rencontres, des ratés, des bifurcations et des bombardements. L’Africaine était jolie, avec des fesses fermes et prometteuses, et des yeux bridés de gazelle . Mais je n’ai pas le courage de payer à l’heure du gratuit. Et puis le temps de décongeler mes décorations plastiques, elle aura perdu sa nuit... Encore un mauvais choix dicté par la peur, ou la fatigue.