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De petites vies

mardi 21 avril 2015, par Grosse Fatigue

Natacha, la secrétaire, discute avec moi. Je l’aime beaucoup Natacha, elle aime l’astrologie et les chiens, elle est un peu hystérique, on rigole bien, je lui passe des livres de Dugain, ça rime bien. Parfois, on boit un café ensemble avec les autres secrétaires, on change le monde, en espérant une réincarnation plus favorable et un bac plus prestigieux.

Car Natacha comme d’autres aurait des ambitions plus grandes, même si depuis dix ans, elle se contente comme moi de se plaindre de nos vies minuscules mon Michon, de la quotidienneté du quotidien, du rien qui change et du changement de rien. Natacha gère la monotonie de sa vie en regardant les nouvelles générations d’étudiants connectés au monde global. Elle vit en râlant, et vice-versa. D’autres râlent en silence, en courbant le dos, je me souviens de mon père prolo qui parlait du patron lorsqu’il fallait mettre une grue en gigogne les soirs de grand vent. Il y allait. Là aussi, elles y vont. Elles font ce qu’on leur demande. Il y a un moment dans la vie où l’on fait ce que l’on nous demande. Je me sens assez souvent incapable de faire autrement. J’aimerais parcourir le monde avec Axel Kahn mais pas avec son frère et discuter de la génétique des Guépards à Pantelleria, même si celle-ci est maintenant d’une telle pauvreté que ça sent l’extinction, que Delon est vraiment trop vieux même autrefois, que Visconti est mort avant la sécheresse de 1976. J’aimerais inventer la voiture électrique, écrire un grand roman, redonner envie de lire à mes enfants, leur refabriquer une mère, leur décrire des scarabées et faire des photos la nuit des chauve-souris qui nous frôlent quand il fait chaud. J’aimerais exposer mes photos dans une grande galerie, des photos conceptuelles sans intérêt, des châteaux d’eau en Allemagne, bien droits et gris, et faire tout cela d’une façon systématique.

Natacha me dit qu’elle ne comprend rien à ce que je dis, que je dis n’importe quoi, que de toutes façons c’est comme ça, et elle me rappelle mes parents qui ne faisaient que subir et se faisaient un honneur à m’apprendre à subir. Oui, bien sûr, avec mes frères et sœurs et même quelques amis bourgeois aujourd’hui, on s’achète du rêve pour quatre jours en jouant au loto, mais quatre jours de rêve avec notre espérance de vie, on n’ira pas bien loin.

Oui enfin bon, faut pas tout le temps se plaindre, ça pourrait être pire qu’elle me dit Natacha. On pourrait avoir un cancer, tu me diras, ça viendra peut-être, regarde tous les collègues qui en ont un, alors on va y passer forcément.

Les fonds d’écrans des secrétaires sont figés sur des palmiers dans des îles exotiques où des retraités européens passent l’hiver en profitant de la fin du baby-boom. Parfois un requin les croque mais cela ne suffit pas à me rendre enthousiaste. Il aurait fallu prendre des risques. Quand je pense à ces générations sans attachement parties vers des maisons bleues et la Californie, je sais bien qu’il fallait avoir des parents fortunés pour rêver d’en finir puis revenir à l’avenir pour être notaire ou pharmacien. Le temps est révolu, il faut être à la mode.

Papa, t’imagines si un groupe comme Led Zeppelin aujourd’hui ?

Aujourd’hui quoi ?

Ben, s’il y avait un groupe comme ça aujourd’hui ?

Ah oui, aujourd’hui aurait une autre gueule, bien sûr.

Natacha me regarde. Elle jette son gobelet au hasard dans la poubelle bleue, verte ou rouge. "T’es vraiment complètement fou".

Une solution de sortie : la folie.

Maintenant copain, reprends ton travail sur ton ordinateur.