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Dans la maison vide : les photos

mercredi 22 avril 2015, par Grosse Fatigue

Je viens de rentrer de chez mes amis. Comme le soleil assèche les marais, les amis sèchent les larmes. Ils me promettent l’avenir, la vengeance, une quelconque victoire sur le sort. Virginie m’a même trouvé beau, ce qui n’est pas peu dire vu mon état.

De retour dans la maison vide, il y a le lit froid. Oh, bien sûr, je peux faire l’inventaire à la Prévert du cimetière des promesses. Mais le pire, ce sont les photos. J’ai peur d’ouvrir les tiroirs, de voir les tirages en noir et en blanc, ces tirages où photogénique elle ne souriait jamais. Je ne savais pas que ce mystère signifiait si simplement qu’elle n’était pas heureuse avec moi. Non, elle ne souriait jamais. J’ai peur des photographies. De même qu’il est difficile de voir les morts vivants sur les super-8 d’autrefois, dans l’ambiance tremblante et saccadée du film démodé, de même il est difficile d’accepter de voir dans la photographie encadrée ou dans celle qui traîne au fond d’un carton l’échec d’une vie, la trace d’un passé dépassé et non la joie que l’on aurait eue si d’aventure celle-ci, justement, avait continué.

Fin de l’aventure.

Pourquoi donc continuer à prendre des photos si celles-là vous rappellent l’impuissance du moment ? Dans la maison vide, il ne faut se méfier de rien, sauf des photographies. J’ai longtemps eu peur des photographies où l’on voyait les morts figés dans la vie la plus sereine, le sourire et les étés à la plage, nos shorts ridicules et nos chapeaux improvisés, ces scènes à en faire des chansons, ou bien des films avec un oncle en Yves Montand et du saucisson en apéro. Des vies du passé ne reste parfois qu’une photo : le moment décisif de toute une vie, et absolument rien d’autre. A une époque où seul le présent compte, ce moment définitif me fait souvent peur. Je pense à mon propre moment définitif, à la photographie qui trônera quelques temps dans la chambre d’un de mes enfants, après ma mort. Et puis quoi ?

J’ai enlevé les photos d’elle. Toutes. Les visibles, au mur. Les autres dans les présentoirs. J’ai effacé la mère de mes enfants. Il n’y a plus que les enfants dans la joie de l’enfance. J’espère ne jamais avoir à les regretter sur ces images, à ne jamais ressentir ce que j’ai ressenti pour d’autres, les disparus. J’espère que les photos sur le papier passeront de mains en mains et qu’un jour, quand nous serons si vieux qu’on en sera mort, un inconnu dans un marché aux puces les trouvera belles et leur donnera un sens qu’elles n’ont jamais eu. Elles finiront plus probablement en même temps que nous, dans la valse d’un héritage matériel superflu. Nous aurons des visages inconnus de nos descendants, et peu importera alors que l’arrière-grand mère soit partie et que l’arrière-grand père fût seul un soir dans une maison trop grande qu’il n’a jamais pu payer.

Les photos numériques auront au moins cet avantage de ne pas apparaître à l’improviste : elles sont immédiatement démodées. On ne les montre pas sur un mur, on les volatilise en un clic.

Puis ce soir dans le grenier je tombe sur une photo d’elle et moi. Elle est souriante. Les enfants sont heureux. Nous sommes quatre dans le reflet du grand miroir qui nous observa si longtemps dans la cuisine de tous les jours.

Je n’ai pas la force.