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Autopsie nocturne et insomnie

dimanche 19 avril 2015, par Grosse Fatigue

Il est minuit passé les chats rôdent alentour je suis au lit devant un ordinateur. Je n’ai pas pris de somnifère. J’ai envie d’en finir avec la pharmacopée. Il paraît que ça donne alzheimer etc.... Mieux vaut donc éviter.
Toujours est-il que je ne dors pas. Je regarde mon nombril et ma pendule biologique. J’ai remarqué que les amies de mon âge ont vieilli j’ai cassé les miroirs à la maison, je fais marche arrière sur tout mais les gens s’en foutent. Au bout d’un moment, les amis en ont marre de la fin des histoires d’amour.

Avant de m’endormir dans le lit pour deux, je fais l’autopsie. Je cherche des causes et des erreurs et des choix mal gérés ou bien même des oublis ou alors ce qu’il aurait fallu faire. Mes enfants ne dorment pas chez moi ce soir. Ils m’ont dit à la semaine prochaine ils sont obéissants. J’ai décidé de m’y habituer. J’ai décidé de ne pas faire la vaisselle ce soir, de ne rien ranger, de redevenir le pire de moi-même et d’accepter la procrastination. Le petit en voiture m’a dit à six ans qu’il fallait que je trouve une autre femme, une brune, que ça lui ferait plaisir, qu’il faut pas rester seul, même s’il voudrait surtout que je retrouve sa mère, il m’a dit - six ans je vous jure - qu’il fallait que je m’inscrive sur les sites de rencontres pour adultes parce que ses copains en ont entendu parler par leurs parents divorcés.

Il est vrai que nous étions dans les derniers à survivre sans divorcer. Je trouvais cela bien et résistant. J’ai sans doute dû me laisser aller. Je cherche une excuse, un oubli, de l’égoïsme quelque chose. Ma faute ? Mais pourtant non, je n’y suis pour rien. Je regarde le cadavre froid de notre décomposition et j’entends Joni Mitchell chanter Comes love, nothing can be done. Le sentiment. J’imaginais l’impossible mais nul n’y est tenu après tout. Je n’avais plus rien d’attirant et pourtant. J’en ai gagné des concours photos, j’en ai lu des livres, j’en avais des mots de vocabulaire. Je faisais des pieds et des mains mais c’est vrai, a posteriori, je n’avais plus rien d’un projet d’avenir. C’est d’ailleurs au nom du passé que j’ai voulu la retenir. Quel con.

Allez. Je vais essayer de m’endormir en pensant à l’avenir. J’ai même imaginé dormir jusqu’à la mort à cause du monde des rêves. L’année dernière, en lisant Jünger, j’étais fasciné par sa capacité à se souvenir de ses rêves, à les analyser, à les décrire parfaitement. Jusqu’à maintenant, mes rêves s’évaporaient après les dix premières minutes du réveil. Mais ce soir, je sais que je ne vais pas m’endormir avant une heure du matin, que je vais rêver et me réveiller entre chaque rêve, que tout cela me fera plaisir. Il y a bien sûr des cauchemars. Le rêve où elle est encore là, elle va partir, on est avant, il n’y a rien à faire. Mais il y a aussi le rêve où je vois Sophie J. à 17 ans dans la lumière estivale de la fin des cours au lycée. Je nous revois tous gaillards et rigolant avant qu’Emmanuel n’ait le SIDA ou que son frère ne meure d’une tumeur au cerveau. Je revois Damien qui n’a pas divorcé deux fois et élevé les enfants des autres. Je me vois moi à regarder les filles sans savoir que tout cela m’arriverait. Nous rêvions d’une autre vie, nous finissons dans la banalité. Il aurait fallu partir, je n’ai pas eu le courage. Je manque de courage en général. J’ai repris le vélo aujourd’hui mais accompagné d’un ami qui m’a parlé de la fin des conservatoires. Seul, je serais resté à regarder l’herbe pousser chez moi. Il faudrait reprendre la musique, écrire, aller de l’avant.

Recommencer, relire Kipling.

Mais je vais au lycée, nous sommes en juin, les filles sont solaires et leurs peaux cuivrées et envoûtantes, elles savent déjà nous faire un mal fou, et rien ne les arrêtera. Nous sommes en juin et je vais passer le bac. Je traîne dans la pelouse des amis perdus à jamais, à lire les fiches d’histoire et de géographie. Nous rions et c’est la dernière fois que nous nous voyons à jamais. Sauf dans les rêves perdus trente ans plus tard, abandonné.