GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Impuissances > La concrétisation nostalgique

La concrétisation nostalgique

dimanche 29 mars 2015, par Grosse Fatigue

En juillet 1988, nostalgie oblige, j’étais en Pennsylvanie, la forêt du général Penn, un type emmerdant auquel on avait proposé un Etat il y a quelques siècles. Sur l’autoroute 95, il y avait à l’époque le plus grand centre commercial du monde, un titre battu depuis par le Canada, puis sans doute la Chine, voire un pays arabe plein de gratte-ciel dans le désert le plus total et sans amour, décor providentiel et prometteur pour la barbarie à venir, le couteau à la main. Dans un magasin de matériel de pêche, je restais en admiration devant un moulinet et une canne américaine, je rêvais de torrents en Alaska, et d’une partie de pêche à la mouche avec mon père, quelque chose de romantique père/fils sur fond de réconciliation, car je ne m’étais jamais fâché avec lui, il n’était que silence. Je n’avais pas le sou et pas d’ambition non plus et sortais du magasin en regrettant de ne pouvoir offrir à mon père pour le six juillet et ses soixante-dix ans une canne à pêche prometteuse de saumons, de truites ou de carpes. En posant le pied à l’extérieur du bâtiment climatisé, dans la chaleur caniculaire du bitume noir et collant, je me suis alors souvenu que ce fameux père dont c’était l’anniversaire était mort le premier mai précédent, concordant ainsi parfaitement avec l’espérance de vie de la CSP "ouvrier" de la période. Et même un peu plus si l’on considère l’impact de la Gitane Maïs quand on la fume depuis ses quatorze ans et l’encouragement guerrier que l’Armée Française avait apporté à cette pratique en lui refilant, de plus, trois ans de guerre mondiale et pas mal de cartouches. Je me souviens m’être assis alors à côté d’une vieille Américaine aux cheveux blancs coiffés de l’une de ces casquettes ne comportant aucun tissu mais juste une visière, le comble du ridicule, ainsi que d’un pantalon de sport et de baskets neuves. Elle était sans doute plus vieille que mon père. Je me suis assis en regrettant de ne pas avoir savouré le vieux un peu plus quand il en était encore temps.

Hier après-midi, nous avons fait des gâteaux avec les deux petits. Un gâteau au chocolat dont j’adore changer les proportions parce que, franchement, on exagère sur le sucre. Et un gâteau aux bananes, que nous avons mangé tous les trois, nous, les garçons. J’aime faire des gâteaux à défaut de faire la cuisine. L’art culinaire est un art frustrant. Quand c’est fini, c’est fini. Quelques miettes. Je ressens de la même manière la même frustration au labo, quand le tirage est sec. Quand c’est fini, c’est fini. J’ai toujours envie d’en refaire une autre, plus contrasté, moins gris. Une photographie qui ressemblerait plus à ce qu’elle était dans l’eau : brillante, fluide, comme animée. Le passé me semble ainsi. Et c’est même le rôle des photos figées que de nous rappeler à quel point la vie était vitale que l’on eut alors l’envie de la prendre.

A seize heures, heure militaire, les gâteaux étaient beaux et tendres comme les enfants riants. Première semaine avec leur père. Guerre des Roses, Kramer contre Kramer. Et comme en juin 1988, j’étais à deux doigts d’aller leur dire de réveiller maman qui a l’habitude fatigue oblige de faire la sieste dans ces eaux-là.

Ces mêmes eaux tardives, où l’on dérive tant et plus que l’on finit par se perdre de vue. Restent les souvenirs trompeurs des belles années. C’est là qu’il faut profiter du moment, du bonheur du moment. Vivre.