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Au loin

mardi 4 novembre 2014, par Grosse Fatigue

La dernière journée à Rome était magnifique. Tout semblait en apesanteur. Seules les glaces de saison nous ramenaient au sol, tant les cornets étaient trop garnis et les enfants heureux. Les Romains déambulaient dans les rues et les ruines, les touristes s’égaraient au milieu de magiciens indiens et, place du peuple voyez-vous, des anglais faisaient des bulles géantes de contes de fées. L’espace d’une journée, que dis-je, d’une semaine, j’étais à nouveau un enfant, avec quatre autres enfants et leur mère, à chercher de vieilles Fiat 500 d’autrefois dans le Prati pour en faire des calendriers couleur vintage, tout en essayant de notre mieux de voyager le plus hasardeusement possible. J’avais tout de la naïveté la plus absurde, la plus simple, celle qui rend heureux les voyageurs ayant accumulé les heures de vols malgré un bilan carbone des plus désastreux Ségolène. Car nous sommes arrivés en avion et repartis de même, car en-dessous la mer était infestée de requins et de cadavres, de clandestins et de mafieux, mais j’avais tout oublié car nous étions loin. Au loin, il n’y a aucun danger, et les vrais dangers, inversement, sont toujours si loin de mes yeux d’occidental n’est-il pas vrai ?

Le dernier soir, nous avons soupé chez des amis franco-italiens, un vrai privilège que d’avoir des amis, même si l’on ne les voit qu’une fois par an car nous allons à Rome depuis deux ans seulement et sans doute pas l’année prochaine. La gnôle au réglisse était plus que bonne et mon gosier jamais rassasié. Les lasagnes de Federica étaient un peu sèches et le film pour les enfants en italien. Nous avons constaté eux et nous la disparition d’une certaine civilisation au profit d’un tiers-monde américain où c’est marche ou crève. Les témoignages directs font état d’une seule obsession dans les bureaux de ceux qui ont encore du travail : que va-t-on bouffer ? Car, d’après nos amis, les Italiens ne sont plus obnubilés que par la bouffe, car c’est tout ce qui leur reste depuis qu’au sommet de l’industrie locale on vend des Chrysler rebadgées. Nous avons disserté de l’odeur des parcs et de la disparition de l’Italienne, celle dont je rêve encore, massacrée sous les simulacres plexiglas/silicone de la pute standard berlusconienne et de la télévision mondiale qui va avec. On voulait le Brésil, on l’a. Les tatouages poussent aussi sûr que grouillent les rats dans les profondeurs. Plus la soirée avançait, plus nous constations que ce monde-là était fini, et ce n’était pas le vieux Libé à la couverture saluant le départ du grand Mastroianni qui nous aurait contredit. Tu parles d’une dolce vita.

Adieu Ornella Muti, adieu Sophia Loren.

Je pensais à tout cela en reprenant le métro, sans éveiller les soupçons des autres enfants de la famille. Il ne faut rien dire aux enfants. La preuve : ce soir, en ramenant le grand du basket, et en écoutant la radio qui dissertait sur la fin du monde d’un point de vue météorologique, en apprenant que Bordeaux, en 2040, ressemblerait à Séville, le gamin m’a dit que c’était assez déprimant de savoir que nous courions à notre fin. Je lui ai garanti que nous courions, oui, hélas. Je serais si vieux quand il aura quarante ans, et il fera si chaud à Bordeaux. Y aura-t-il des crocodiles dans la Garonne et d’autres ruines à Rome ?

Rome. Dernier soir.

Nous avons donc repris le métro. Et là, le lointain est passé près de nous. J’ai soudain été très angoissé. Un retour aux réalités qui s’imposait à l’évidence. Un skinhead, un vrai, un pur, avec la panoplie pour faire peur, venait attendre sur le quai à deux pas. Les enfants n’ont rien vu. J’ai aussi fait semblant de rien malgré sans doute le rouge au front et rien dans les poches, pas même une clé à molette énorme pour lui arranger la mâchoire et conserver mes illusions sublimes. Je n’osais regarder à gauche pour voir s’il y en avait d’autres. Ils sont d’habitude aussi loin que les djihadistes ou ces gens dont on parle aux informations. Il est entré dans la rame à notre gauche, nous sommes partis au plus loin à droite. J’ai eu honte de moi. J’ai si longtemps hésité à m’inscrire à un club de karaté, surtout les lendemains de films violents avec de l’injustice. Il nous a à peine regardés. Nous avions tout pour le dégoûter, couple bigarré, enfants multicolores...

Au moins, à Rome, les curés noirs sont célibataires.

J’avais pourtant vu la banlieue, la misère, la tête des gens. Pour les supporters de football et pour les fascistes, j’étais au courant. Les rats sont là. Toujours là. J’ai lu l’excellent livre d’Alberto Garlini, La legge dell’odio en italien, bien meilleur titre que la traduction française à la Stendhal (Les noirs et les rouges). J’aurais dû savoir : mon tourisme de pacotille n’était qu’un tourisme de pacotille. La brute s’est assise à côté d’une fille qui a changé de place dès qu’un voyageur est parti. J’aime dire "La brute" parce que c’est féminin et adoucit les choses. Je me suis trompé. Je me suis menti. Ils sont là, ils sont tous là, je ne sais pas ce qu’ils attendent et encore moins si leur heure viendra. On ne sait jamais.

La distance est parfois relative.

Demain, je retourne aux champignons. La forêt me rassure, même sous la bruine froide. Il y aura peut-être des cèpes de Bordeaux. Ou des cèpes de Séville, à inventer un jour.