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Deux femmes identifiées

vendredi 18 juillet 2014, par Grosse Fatigue

J’aime la glace au thé vert. Je demande au serveur chinois du restaurant japonais tenu par des vietnamiens si je peux, simplement, avoir de la glace au thé vert. J’en profite pour alerter Manuel Valls : il me semble que les Chinois étant souvent confondus avec les Japonais, du moins sous nos latitudes, il serait bon de vérifier leurs permis de séjour, car mon quidam ne comprenait rien à ce que je lui demandais. J’ai donc ajouté un mot magique : "boule". Alors là, son visage a perdu de son inquiétude, et, dans son sabir étrange émanant tant d’Hergé que de pétaochnok, il m’a répondu, "Oui, deux boules de glace au thé vert".

L’affaire était dans le sac. J’ai découvert la glace au thé vert à Los Angeles en mille-neuf cent quatre-vingt onze, Korea Town. Les Japonais font aussi de la glace au haricot et d’étranges films pornos avec des tentacules qui riment avec vous savez quoi. On y voit des soubrettes lascives et victimaires se faire prendre tout ce que notre animalité compte comme orifices mais avec ce luxe suprême du flou précis, là où, justement, se passe l’action.

Je rêvais à tout cela en attendant ma glace au thé vert devant le visage fermé de la femme de ma vie, fatiguée faut-il le dire, par mes caprices d’enfant et mon incapacité à devenir un grand artiste un jour qui ferait vraiment bouillir la marmite et pas seulement elle, la maman. Il doit me rester un ou deux ans d’espoir avant qu’elle ne jette le voile... Il faut en profiter.

C’est alors que mon attention a été attirée par nos deux voisines de table. Elles jouaient avec ces ustensiles que l’on possède aujourd’hui dès la sixième. Un écran tactile, et de quoi se prendre en photo. Elles se racontaient la vacuité de leurs vies respectives et échangeables, bien que leurs huit ans d’écart semblaient donner plus d’espoir à la plus jeune quant à ses chances de trouver l’âme sœur et la tentacule reproductive adéquate. Le serveur peut-être ? Jean-Denis, mon lecteur préféré du Béarn ? (Private joke). Non.

Au bout de quelques minutes, elles se mirent à prononcer à tour de rôle le même terme, absurde dans un environnement réel, mais qui semblait les concerner au premier plan : identification. "Tu m’as identifié sur celle-là ? Ah mais ça va pas, t’as vu la tête que j’ai ? Hihihi... Et par contre, sur celle-ci, ça le fait, ah là, tu peux m’identifier, hihihi..."

Il y a des fatalités comme ça. Le type qui écoute la musique trop fort dans le train régional, l’adolescent qui l’écoute dans la rue, sans écouteur. Le gros costaud qui voudrait vous faire peur, oui, tous ces personnages éveillent en moi un dépit mutant, rapidement transformé en une haine glaciale, façon sabre laser, ou désintégrateur.

Mes deux voisines s’identifiaient via Facebook™. Sur leurs photos de connes en attente (Connectique), elles écrivaient leurs noms, comme d’autres ont écrit "Liberté" mais en vraiment plus bête. La vacuité de leur absence de conversation finit par me submerger comme la vague d’un tsunami géant et tiède, dans la rue piétonne de notre petite capitale de région. J’avais envie de leur dire qu’après cent-cinquante mille ans d’évolution, à les voir, il valait mieux que l’espèce homo-sapiens s’éteigne. Je voyais bien que Facebook™ avait sauvé leur amitié : et la grande question est là, et je la souligne en majuscules : QUE SE DISAIENT LES CONNES AVANT LA POSSIBILITÉ OFFERTE PAR FACEBOOK™ DE S’IDENTIFIER SUR LEURS PORTRAITS GROTESQUES ?

Car depuis peu, la médiatisation étant ce qu’elle est, j’en viens à regretter le temps où les connes et les cons avaient honte de l’être, au sens heideggerien le plus profond, (du nom d’un philosophe allemand ressemblant pour de vrai à Hitler) : si l’existence précède l’essence, la panne d’essence des idiots auto-médiatisés peut-elle être prétexte à un génocide silencieux ? Y-en a-t-il plus qu’avant ou bien n’ont-ils plus honte ? Doit-on réhabiliter la honte sociale au grand dam du nouveau bourdieusien casse-couilles dont je viens de lire l’interview dans Télérama ?

Hélas, j’ai moi-même tant souffert de la honte sociale que ma mère m’imposait dans mon pantalon de jogging bleu et mes bottes en caoutchouc en sixième. Et mes mouchoirs en coton, tous surnuméraires, à la même époque ?

Oui mais la honte, ça n’était pas si mal. Ça donnait du grain à moudre. ÇA DONNAIT DE LA VENGEANCE ! Ça donnait un peu de la lutte des classes. Ou juste l’envie de se casser loin de ceux-là. Aujourd’hui, les connes n’ont plus honte, les obèses se tatouent des régimes de bananes sur les hanches pour faire exotique, et la laideur le dispute au vide sidéral de l’ennui. Heidegger, réveille-toi ! (Oh, et puis non, je déconne)...

J’ai finalement soulagé ma peine ce matin à la boulangerie pâtisserie. En faisant la queue, j’en écoutais deux autres, certes d’un type plus âgé, mais tout aussi exaspérantes, s’enthousiasmer sur trois pâtisseries magnifiques qui plairaient beaucoup à Kévin et à Rudy, qui les attendaient en voiture, là, dehors. Mes deux tatouées dégénérées se léchaient déjà les babines à la vue de ces trois gâteaux, certes un peu gras, mais bon, après cent kilomètres en vélo... Je les ai donc achetés. Pur désir de vengeance.

Je vais mieux maintenant.

Un peu ballonné.

Mais mieux.