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Trois artisans

jeudi 16 octobre 2014, par Grosse Fatigue

Un type a tordu les essuies-glaces de la voiture. La voiture dort dehors. Depuis toujours. Je déteste les voitures et les garages m’inspirent plus de respect en tant que musicien qu’en tant que conducteur. J’aime les garages où trônent des batteries, des amplis Marshall™ et des gamins qui voudraient jouer pour de bon du AC/DC.

Un type a tordu les essuies-glaces et ma femme râle. Elle veut garer sa bagnole dans le jardin parce que ça n’est pas la première fois, et puis il est vrai qu’elle travaille la nuit. Il faut réparer le portail.

Cher Bernard-Henry Lavilliers, je suis désolé de ces deux paragraphes d’introduction sans la grandeur de l’Orient éternel auquel les provinciaux ne comprennent rien. Cher Eric Zemmour, je ne sais pas si tu as un portail ou un garage, avec des posters de Pétain au fond. Ça n’est pas le problème ici.

Prenant mon courage à deux mains, j’ai téléphoné à trois entreprises. Elles commencent toutes par "A". On les trouve immédiatement dans les pages jaunes, et les entreprises qui commencent par "Z" disparaissent très vite. C’est pour cela que l’Amérique l’emportera toujours sur le Zimbabwé, bien que je n’en sois pas très sûr. Il faudrait demander à Bernard-Henry qui sait tout, comme au théâtre.

Les entreprises ont envoyé trois artisans. Parfois le patron lui-même, parfois un employé.

Les deux premiers ont pris des notes. L’un a mesuré avec un long mètre (SIC) la taille de tranchée pour les câbles électriques. L’autre a utilisé un laser pour mesurer le portail tordu que j’avais pris l’habitude d’aimer parce qu’il était tordu, et bloqué par des bouts de bois. Jusqu’à hier soir, j’imaginais que l’extérieur n’était pas si dangereux, sauf pour l’écureuil et les hérissons.

J’aime bien les artisans. Je fais du vélo avec eux le dimanche matin. J’imagine qu’on en a massacré des milliers à Verdun autrefois, juste pour que les idées de Taylor gagnent la guerre définitivement. Ce sont des durs à cuire qui savent faire des choses. J’aimerais faire des choses, les tenir dans mes mains, et dire à mes enfants : regarde ce que j’ai fait, je peux le tenir dans mes mains.

Mais ça n’intéresse plus personne. Même les photos sont dématérialisées.

Le troisième artisan était un commercial. Il était habillé pour faire croire que. Il a pris en photo le vieux portail avec son Ipad™. Je lui ai fait croire que je m’y connaissais, il a cru que ça m’intéressait. La nuance lui a échappé. Ça n’est pas grave. Il m’a montré son logiciel taylorien. Il lui permet de montrer aux ouvriers à quoi ressemble le portail. Il n’a pas compris que l’un des deux piliers était de travers et qu’il fallait ressouder. Il a écrit avec un doigt de longues phrases sur l’écran minuscule qu’il aurait pu écrire en dix secondes avec UN CARNET ET UN CRAYON. A la fin, je lui ai offert un café. Il a cru que j’étais sympa. J’avais juste pitié. Il m’a parlé des qualités de l’informatique, et m’a montré en détail le logiciel de gestion des chantiers, qui permet aussi de faire des devis hyper-propres et rapidement. Je suis sûr qu’il aime le carrelage blanc parce que c’est plus propre.

Je ne l’ai jamais revu. Je n’ai pas reçu son devis, et l’un des artisans avec un carnet de note l’a emporté haut la main parce qu’il était sympa et m’a expliqué pourquoi il fallait ressouder mon portail.

J’y ai repensé en écoutant mes pauvres étudiants tenter de faire des exposés en ne comprenant rien au sujet. J’étais au fond de la salle et, sur trente pékins, pas un seul n’écoutait les autres. Chacun y allait de son commentaire sur Facebook™, sur Twitter™, sur Imessage™, sur....
Un jour, une autre jour, alors que je conseillais un étudiant sur la marche à suivre, il a tenté de prendre des notes sur l’Ipad™ qu’il venait d’acheter.
J’ai perdu quinze minutes. A mon âge, c’est beaucoup trop.

J’imagine qu’un jour celui-là ira proposer des portails électriques à des types pas dupes. Ça me permet d’aller mieux. Mais je viens quand même de finir la tablette de chocolat.