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Le petit poussé

jeudi 3 février 2022, par Grosse Fatigue

Nous étions pressés : la ligne 4 était en travaux, il fallait rejoindre Montparnasse, passer par Denfert, courir dans les longs couloirs de Châtelet avec un Péruvien paumé qui allait au même endroit que nous, sauter dans le RER B, puis prendre la 6, c’était l’aventure. Quitter Paris au bout de deux jours, deux jours toujours suffisants tant la ville m’étouffe encore plus qu’avant, parce qu’elle est à la fois trop jeune et trop vieille, trop embourgeoisée mais trop vulgaire, trop.
En montant dans la voiture du 6, je pousse un jeune type standardisé, qui reste à tapoter son truc sur le pas de la porte, malgré la sonnerie, malgré les gens qui courent, malgré les gens autour : les autres. Je le pousse allègrement vers l’avant, avec cette force suffisante pour qu’il ne tombe pas, mais qu’il laisse la place à ceux qui montent, à ceux qui vont rater leur train, à ceux qui existent aussi en trois dimensions dans la vraie réalité.
J’ai aussitôt un sentiment un peu coupable, de quel droit puis-je pousser un type ? Je suis pressé, d’autres arrivent, il gêne, il s’en fout. J’ai un sentiment d’injustice, ce qui me rend souvent impulsif, puisqu’une heure avant, j’avais insulté de mon mieux des partisans de Zemmour vers Bastille, qui tractaient son programme en cachant son visage sur le recto de ce rectum. L’injustice me rend fou. Ce mec gênait, il était dans un espace public, et dans un espace public, on doit s’effacer. La fameuse limite de l’extension du soi, où commence-t-on à gêner les autres, si ce n’est par notre propre existence ?
Le mec est furax, il grand, jeune, costaud, idiot et connecté (SIC), il bafouille, je lui explique le sourire aux lèvres qu’il fallait se pousser parce qu’il n’était pas tout seul, le voilà qui s’excuse ou qui m’accuse, je ne comprends pas trop, il veut sans doute m’en coller une mais il lui reste un peu de surmoi et de respect pour les vieux (et je porte des lunettes, un avantage certain maintenant), alors il frappe la barre verticale pour mieux s’y tenir, puis sort en courant à la station d’après, comme un énervement, pour mieux se défouler dans un couloir, puisque jamais personne ne descend dans cette station d’après mon imagination.
Ça n’est rien.
Le voilà parti. Le petit poussé. L’exact corollaire de la Petite Poucette de cette imbécile philosophique de Michel Serres. Lui qui vantait l’idiote en permanence connectée à son smartphone, celle que je vois en cours à longueur de journée, concentrée neuf secondes comme un poisson rouge (oui, j’ai commencé à lire ce livre), puis passant à autre chose. C’est qu’aujourd’hui nous sommes en 2022, alors debout j’ai observé les gens, leurs écrans. J’ai compris que l’image a tout envahi. J’ai vu ces enfants faire glisser à gauche à droite en haut en bas des dizaines d’images éphémères en quelques secondes et pendant des minutes entières, des images banales, des sourires idiots, des publicités des rouges à lèvres des copines et des copains, des regards imbéciles des tatouages et des caricatures, mais rien de vraiment profond, rien qui mériterait de s’y arrêter, pas même un spectacle, un tour de magie, un strip-tease, une citation, une bretelle de soutien-gorge rouge en été, une odeur de pain frais : non, rien.

Et pourtant, la réalité des wagons bondés me semblait presque belle, des visages et des accoutrements, des Parisiennes et des vieux, des immigrés et des migrants, des gens assommés et d’autres assommants, sans doute, mais des gens quand même, avec des paquets et des vêtements, des trajets incertains, des maisons et l’odeur de la cuisine, la routine du jour, la tête en l’air parfois, d’autres endormis.

Le petit poussé n’était que l’un d’entre-eux, dans sa réalité à lui, à plat, ignorant tout du décor, évadé permanent dans son univers numérique, inventé par des salauds en Californie, pour qu’il oublie que rien ne vaut l’odeur du métro ou le goût des lasagnes, parce quelque chose ailleurs est sans doute plus désirable, quelque chose qui serait à vendre, à louer, à voir. Il n’était même pas là quand je l’ai poussé, et c’est ce rappel à la réalité du corps qui l’a sans doute rendu fou. Non seulement j’avais osé déranger son intimité, mais j’ai aussi osé le rappeler à l’ordre d’un monde où d’autres vivent, les gens.

A vrai dire j’ai peur. Que deviendra ce type et ceux qui, comme lui, oublient que leur liberté s’arrête là où vous savez, car lui même ne sait plus que d’autres existent. Il est temps de rentrer à la campagne, voire au cimetière...