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Mixité sociale : Kévin est venu à la maison

dimanche 7 septembre 2014, par Grosse Fatigue

Sa mère lui a dit de travailler à l’école. Elle lui a même crié dessus, à l’entrée de l’école primaire. Elle a crié sur Kévin et sur son frère. T’as intérêt à bien travailler à l’école sinon tu vas t’en prendre plein la gueule. Oublie pas qu’on est pas des bougnoules. Elle a ensuite fait la bise à une maman basanée de la dernière pluie, comme si de rien n’était. Une nouvelle venue de l’année scolaire. Souvent, elle insulte les enfants, les siens. Tu veux mon poing dans ta gueule ? Kévin, faut voir sa gueule. Oui, je sais, ce sont des dents de lait, mais tout de même. Les caries sont si profondes que la petite souris ne passera pas, on ne se déplace pas pour des cratères de sélection aussi vagues. J’imagine même que les caries actuelles vont plonger vers les dents d’adultes, qui attendent leur sort en-dessous. Tout se joue avant six ans en matières de dents.

Et puis Kévin est venu à l’anniversaire du petit, samedi dernier, avec son frère.

On a toujours rusé jusqu’ici, parce que, franchement, ça ne nous disait rien de bon pour le piano à queue que Kévin se pointe à la maison. Et puis j’avais peur pour ma batterie. Quand on est élevé par des sauvages, il est rare que l’on apprécie dans son plus jeune âge Debussy et Roy Haynes. On a tergiversé, on a même fait pire : on a menti. Et puis cette année, on n’a pas menti, on a pris notre courage à deux mains, comme notre classe politique, et on a mis Kévin dans l’invitation avec la photo du gamin, dans une enveloppe recyclée, et puis on a attendu qu’il arrive. C’était le premier, avec son frère, le chien, et son père au bout de la laisse. Son père lui a appris à voler dans les supermarchés. C’est ce qu’il raconte au petit. Pas la peine de lire Dickens, ça existe toujours. Il y a des choses qui ne sont pas touchées par l’innovation. Il est arrivé dans le jardin avec son frère, et son frère m’a dit bonjour monsieur. Et Kévin m’a serré la main. Avec son sourire en échiquier qui lui permettrait de faire les départs des 24 heures du Mans sans drapeau à damier, sans Alain Souchon, juste pour le plaisir. Et Kévin n’était pas le pire. Et Kévin a enlevé ses chaussures pour aller dans la chambre du dernier, et j’avais les boules comme on dit quand on est gamin à lui montrer la caverne d’Ali-Baba quand on sait son taudis à eux, avec son frère. Et quand il a ouvert ses cadeaux, tu penses bien que les deux frères avaient l’eau à la bouche : des cadeaux neufs !

On a fait nos magiciens. Le frère de Kévin m’a applaudi après un solo de batterie où les douze mômes voulaient devenir Dave Weckl ou Jean-Marie, le batteur du Muppets-show™. Là, j’ai pris un peu peur, c’est mon jouet à moi, on a revendu la Porsche™ à Strauss-Kahn pour qu’il renfloue les caisses du PS, mais on a gardé les instruments. J’avais un peu peur, mais je leur ai dit qu’ils reviendraient un par un pour que je leur apprenne à jouer du funk comme il se doit.

Après, j’ai perdu le fil, tout est allé si vite. En entrant dans la chambre du môme ce matin, c’était Waterloo ET Omaha-Beach. Douze enfants comme des limaces dans un champ de salades bio, ça laisse des traces.

Leur père - on devrait dire "le" père - est venu les chercher à l’heure dite, avec son chien hagard, un chien de clochard, un chien costaud sans pedigree, une bestiole increvable à laquelle certains aiment donner des coups de pieds. Il m’a demandé si ça s’était bien passé, et je leur ai redonné en cachette tous les bonbons qui restaient. Ensuite, j’ai pensé à leurs dents, et puis je n’ai plus pensé à rien. J’avais l’image de Kevin sur le piano à queue, un grand moment de bonheur, à jouer en rythme à mon tempo, à jouer n’importe quoi mais emporté par un élan inconnu, une sorte de force ; pas sociale ; la joie sans doute. Je les ai salués et promis qu’ils reviendront.

Tout cela m’a redonné espoir. J’ai imaginé que l’on pourrait faire sauter le Ministère de l’Education, et revenir aux fondamentaux, avec des choses très simples. Des dictées et des poèmes par cœur, mais surtout de la musique, des bongos et du piano. On mettrait les pédagogistes et les psychanalystes en cure sociale dans des usines chinoises, loin de nous, pour faire la part des choses. Et puis, ça donnerait du boulot aux intermittents du spectacle, les musiciens.

J’en ai parlé à mes gamins, les plus grands. Ils me prennent pour un idéaliste. Ils m’ont dit que des Kévin, y’en avait aussi avec eux en CP. Dès le tournant de la sixième, ils finissent dans le fossé et vont traîner dans la rue, y’a que les flics pour les ramasser.

J’ai dit, oui, bon, peut-être.

Mais c’est pas une raison.

J’ai jamais eu de Porsche™, c’était pour de faux.