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Où va le grand.

mardi 9 février 2016, par Grosse Fatigue

En rentrant, je vois mon grand dans la cuisine. Il finit un trognon de pomme. Je lui précise de le donner aux cochons d’Inde parce qu’on en a. Je retrouve le trognon à la poubelle.

Le grand oublie tout. Le grand a la mémoire volatile, la mémoire des choses normales et quotidiennes. Le grand ne sait plus trop ce qui est logique et ce qui ne l’est pas. Il ne travaille pas son piano mais qu’est-ce que j’aurais donné pour jouer Life on Mars comme lui à quinze ans. A l’époque, ça aurait sans doute beaucoup plu à Delphine ou à Christelle. Même si, quand je sais ce qu’est devenue Christelle finalement, je n’ai aucun regret.

Ce soir je cherche le grand. J’ai couché la smala, on a refait le monde et des projets, le petit a un plan pour l’énergie avec des morceaux de papier et des superhéros, je ne sais plus. Il est très enthousiaste. La petite grandit et est très sérieuse. Nous parlons en poule, une langue rien qu’à nous deux, et ça nous fait beaucoup rire. Je lui dois vingt Euros parce qu’elle a attrapé les cochons d’Inde, toujours eux, en deux coups de cuiller à pot alors que j’y avais laissé une heure bredouille, dans le jardin froid et trempé.

La grande chante Adèle et continue à m’entourlouper à ne pas bosser son piano. Je vais peut-être laisser tomber mes ambitions bourgeoises dans le domaine, après tout, qu’importe.

Mais où va le grand. Où ?

A l’époque où il avait un père et une mère, et une famille autour, le grand a eu de gros problèmes. J’en ai parlé ici il y a onze ans maintenant. Le grand aurait dû mourir. On nous avait prévenus et j’étais bien le seul par mon incompétence médicale évidente et naïve à ne pas vouloir y croire. De sa tumeur du cerveau, il ne reste rien qu’un très mauvais souvenir et l’illusion - de mon côté - d’un couple soudé à jamais par la mort entrouverte comme on entrouvre une porte vers l’au-delà, et qu’on la referme, rassurés. J’ai cultivé l’illusion comme on cultive les souvenirs de bataille, comme mon père le faisait, en insistant pour y croire. Je sommes un peu bêtes.

A cinq ans, le visage en vrac et ses beaux yeux abîmés, le grand petit a réussi son audition de piano. Je pleurais silencieusement. Quelques mois avant, on nous l’avait dit mort. J’ai téléphoné à sa mère au moment des résultats, quelque chose m’avait envahi, comme du sang qui reflue en larmes. Le grand était petit, était cabossé, mais il était beau et c’était un gamin : comme si de rien n’était.

Ce soir dans sa chambre, il est allongé quand je rentre après avoir frappé. Il a quinze ans et il est vraiment sympa. Mais il est ailleurs. Neil Armstrong y est allé une fois en soixante-neuf. Lui, il y est en permanence. Son portable planqué derrière sa table de nuit, il ne fait plus rien. En lui, tout reflue. Il ne reste plus que la musique que j’aimais à quinze ans, et qu’il joue. Il ne lit pas, ne travaille pas, il n’y arrive plus, il décroche. Je lui ai offert des tas de livres, définitivement fermés. On ne rivalise pas avec un téléphone dérisoire.

J’ai comme l’impression qu’il s’éteint. Qu’il est à-côté, qu’il est ailleurs, et je n’ai rien su faire d’autre que l’engueuler. Parce que j’ai peur du pire. Je suis un vieux con.

Je suis là et je ne dors pas. Il est trop grand pour que je le prenne dans mes bras, il est trop tard pour plein de choses et j’espère avoir fait de mon mieux.

Le grand me fait de la peine.