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J’enseigne

jeudi 13 juillet 2017, par Grosse Fatigue

J’ai longtemps cru que j’en finirai avec l’enseignement un jour. J’enseigne dans une boîte bidon où la plupart des étudiants viennent chercher des crédits ECTS comme d’autres cumulent des points de réduction chez Leclerc… Je ne regrette pas l’université. J’y donne un cours en septembre et plus rien d’autre. Je ne cours pas après les cours de vacataire, ça va comme ça. A la fac, ce serait encore pire. Payé au lance-pierre, mais une petite pierre de rien du tout, et en fin d’année, quand la bureaucratie comptable a bien vérifié mille fois que j’étais moi-même, comme chaque année depuis vingt ans, avec les bons diplômes, le même RIB et le même numéro de sécurité sociale, le même ! Un chèque pour acheter des chaussettes et le même cirque l’année d’après… Les comptables ! En voilà de l’emploi fictif comme j’aime, car il y aura toujours là-dedans un Kafka pour pondre ses œufs, un Houellebecq pour arrêter l’informatique.

J’ai longtemps cru, donc, que j’en finirai d’enseigner, que je ferais autre chose, David Gilmour ou Sylvain Tesson, mon auteur du moment, à traverser la France, le monde ou le temps, avec force de citations et moultes références. Il n’en est rien. Quelque chose me paralyse, comme une sorte de longue anesthésie. Je fais de mon mieux.

Et puis le contraire est arrivé. L’enseignement, c’est terminé. Pas mon enseignement ni ma capacité à parler à des nigauds connectés au monde entier en permanence pour demander à des nigauds équivalents où ils sont… Non, je continue à déblatérer ma chère Joëlle à ce qui n’est pas la crème de la crème j’en suis conscient et bien désolé. J’espère un jour pouvoir négocier mon départ la tête haute en riant, avant la retraite et la calvitie complète mais il est rare que l’on maîtrise tout. L’enseignement, à l’avenir, c’est terminé. Je veux dire : ça n’est plus possible, tout simplement. Car le principe initial s’est envolé. Fumée, brouillard, vapeur : évanescence. Aussi vrai que les abeilles, les lapins, l’espoir en général, ou le Minitel™. Il y a des choses qui disparaissent avec le temps, car avec le temps, tout s’en va. Pourtant, l’enseignement, c’était bien le fondement de notre civilisation humaniste, avec des lettres et des mathématiques, de l’histoire, ces choses dérisoires aujourd’hui.

L’enseignement subsistera comme un luxe. La Tour d’Argent contre MacDo. Car voilà. Aujourd’hui, un étudiant - un Américain, donc trois ans d’avance sur le flux de purin - m’a dit, en sortant du cours, qu’il n’était pas d’accord avec moi et que je devrais lire plus de livres… Le responsable de ce petit être s’est empressé de l’engueuler, d’autres étudiants - d’autres Américains, des survivants - firent de drôles de têtes en l’entendant… Pour certains, on ne dit pas ça à un « docteur », pour d’autres, ma crédibilité n’était pas à remettre en cause, pour d’autres encore, on avait affaire à l’un de ses bouseux du Sud… Sauf que les bouseux du sud ne viennent pas en France pour apprendre le français… Bref. Je ne me suis pas offusqué. Je connais la bête. J’en vois des dizaines chaque année, j’en côtoie de plus en plus. C’est que nous sommes égaux, et que l’autorité d’autrefois a été jetée à la poubelle de l’histoire avec l’autoritarisme. Tant pis. J’ai ensuite fait un petit calcul…. Je lis depuis l’âge de onze ans, tout et n’importe quoi. Je pense lire en moyenne un livre par semaine. Peut-être plus, sans compter les journaux et les magazines. Et mon bouseux a donc beaucoup de retard puisque j’ai trente ans de plus que lui. Ce qui ne m’a pas rassuré. Une autre fois, un étudiant m’a dit ne pas vouloir lire de livre pour écrire son mémoire. Une autre étudiante m’a, un jour, demandé qui j’étais pour la contredire. Et so on…. Qui suis-je, effectivement ?

C’est terminé. Aller en cours, c’est faire communion. C’est comme aller au cinéma. Ça ne sert strictement à rien, les DVD en soldes coûtent bien moins cher, on les garde pour soi et l’on peut les revoir à loisir. Mais aller au cinéma, c’est vouloir être avec d’autres gens à un moment donné dans un endroit précis afin de partager le silence et le noir. C’est con, hein… Que partage-t-on en classe à part l’ennui, cet ennui énorme qui voit la concurrence des « nouvelles technologies de l’information et de la communication », langage technocratique français, empêcher de penser tous les ploucs de la nouvelle plèbe consommatrice ? Rien. Il faudra demain très vite faire face à cette masse de cons connectés, jeunes et dynamiques, vides de tout, qui nous donneront des ordres avant qu’on soit morts. Quelle affaire quand on y pense…. Donc enseigner, c’est fini.