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Soixante-dix ans

jeudi 5 juin 2014, par Grosse Fatigue

Les mêmes symptômes depuis l’enfance. Je revis le Débarquement. Je voudrais y être, comme tous ces types déguisés en GI pour la seule guerre justifiée des GI depuis la mondiale, la seconde. Les passions enfantines, les soldats de plomb en plastique, les maquettes des Spitfires et des Mosquitos, des Stukas et des autres, les diaporamas en polystyrène dans mon grenier poussiéreux de l’enfance, voilà : tout est neuf à chaque fois, pour peu que l’on voit un vieux de la vieille, un vieux de l’époque, dans un champ près de Pegasus Bridge, qui n’est même pas le vrai. Le jour le plus long voilà, tous les ans.

En mille-neuf cent quatre-vingt quatorze, les vieux avaient déjà au moins soixante-dix ans, et j’avais discuté avec l’un d’eux, un GI d’Omaha Beach. Un cinglé, un vrai. La guerre était fun. Il en avait vu des morts, et tout autant de trouillards. Pour sa part, il tirait sur les clochers des églises dans son half-track, pour déloger les sentinelles allemandes. J’ai aussi connu des vieux de quatorze qui étaient vieux quand j’étais jeune et aujourd’hui, je m’aperçois que ces vieux-là ne furent que des marqueurs dans mon temps de vie à moi. Les choses ne changeront pas tant que ça. Les immeubles haussmaniens nous verront vieillir et disparaître, et je continue en pure perte à faire de la batterie pour conserver l’illusion de maîtriser le temps à défaut d’avoir le tempo. On a beau sortir un nouveau Capital™ qui nous raconte sur le temps long ce qui se passe vraiment, j’ai l’impression comme Michel Fugain du haut de ses soixante-dix ans que je ne verrais pas vieillir tant que ça Léa Seydoux, nue sous la douche ce soir, après Real Humans sur Arté. De même que Romy Schneider n’a pas changé dans les films de Claude Sautet, car c’est la comédie humaine et c’est bien comme ça.

Mais.

Même en cent ans, je n’aurais pas le temps. C’est aussi parce que je repensais à la question des enfants. Papa, c’est quoi réussir sa vie ?

J’ai répondu au grand qu’on avait réussi sa vie quand on était sûr d’avoir du papier-toilette dans les toilettes. Il me demanda de qui était la citation, je lui ai dit : "De Grosse Fatigue, ton père." Il a bien rigolé. Et puis après, je me suis posé la question. J’aurais pu faire mieux. Mais j’ai bien du papier-toilette dans les toilettes. Je vérifie d’ailleurs toujours la présence du papier-toilette dans les toilettes publiques. Sinon, c’est foutu. Pour le taux de la BCE, eh bien, je m’en fous un peu. Pour le capital nouvelle version, c’est un peu pareil. C’est sans doute la mélancolie. Et puis le petit m’a demandé quand même papa, c’est quoi réussir sa vie ?

J’aurais pu chanter Kipling en poème mais je lui ai juste dit qu’il fallait pas abandonner et continuer à progresser. C’était un vraiment nul, mais je ne sais pas. Je me suis aussi dit que ma vie mon œuvre consistait en ce site à la con.

Après, on est allé se coucher. Il n’y avait pas mieux à faire.

Et dans la nuit, je me suis réveillé en sursaut. J’ai oublié mon slip chez Jean-Denis et il m’a envoyé un email pour me prévenir. C’est mon slip magique. Bien sûr qu’il l’a lavé, et puis il l’a essayé. Et ça a marché.

J’étais content pour lui. Après tout, j’ai d’autres slips magiques, ça n’a pas d’importance. Et nous n’habitons pas au même endroit, chacun son cheptel. Pamela dormait à côté de moi. Elle est revenue, Roy et Rogan aussi. Ils m’ont promis de m’aider, de me remettre à flot, peut-être même de transformer mon site en site commercial de vente en ligne de slips magiques.

J’étais optimiste, soudain.