GROSSE FATIGUE cause toujours....

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7h36

samedi 17 décembre 2011, par Grosse Fatigue

Il était sept heure trente-six ce matin-là, comme dans une chanson de Barbara. La radio annonçait la tempête, et j’attendais dans l’angoisse que les tuiles du toit s’envolent en fin d’après-midi. En descendant à pieds vers la gare, je tentais d’analyser la densité de la pluie dans la lumière des réverbères, et, en l’absence d’un parapluie, je jaugeais du temps nécessaire pour me sécher plus tard, dans le train. Pour l’instant, j’avais mes chances d’en finir avec l’humidité rapidement. En arrivant au carrefour face à la gare, je suis surpris par quelqu’un à ma droite. Je m’imaginais seul, comme quand je m’imagine, d’autant plus qu’il fait nuit en décembre à sept heure trente six. Un visage tout en courbes, des lèvres charnues à bouder la journée et rire le soir, et des yeux denses et même : elle m’a dit bonjour je crois. Ou alors elle m’a souri, comme pour s’excuser d’avoir causé la surprise, avant de consulter son téléphone portable dont j’ai noté que, bien qu’il fût plus large que le mien, n’était pas un modèle tactile, ce qui me permettait d’envisager que cette fille était peut être encore lycéenne comme dans une chanson des années soixante-dix. Ou alors tout juste en première année à la fac et fauchée comme les blés ou comme il se doit. J’avoue : une émotion intense m’envahit, la même qu’à dix-sept ans avec Delphine ou Sophie ou.

Ou quand Bacri en homosexuel parle seul à un Québécois musclé et un peu con dans Mes meilleurs copains.

Je m’éloigne.

Je ne me souviens déjà plus vraiment de son visage, mais je suis certain de pouvoir la reconnaître. C’est sans doute une voisine avec ses horaires d’étudiante, ou bien a-t-elle passé la nuit chez un type qui habite dans le quartier, un type qui lui enverrait des messages dix minutes après son départ, alors qu’il est encore au lit et qu’elle est là, à traverser vers la gauche pendant que je file vers la droite en la regardant s’éloigner. Elle avait quelque chose de spécial. De rare. Sans artifice, juste l’assurance des filles ayant l’habitude d’être regardées en permanence mais de plus bas parce qu’elles ne touchent pas vraiment le sol, c’est presque du vol. Elle exprima ce mélange étrange de mépris et de moquerie en lisant le message de l’inconnu, et j’imagine encore qu’elle était déçue par le manque de nouveauté de son contenu. J’aurais pu faire mieux, c’est sûr. D’autant plus que les tant d’années nous séparant m’ont donné le temps d’y réfléchir. Dans un film, elle m’aurait dit : "Quel con ce mec" à propos de l’autre à l’écran et moi, même aussi moche comme un pou tel un bavardeur à la Luchini, je l’aurais eue pour moi, dans ces quatre secondes nocturnes et matinales, en un mot l’hiver, à attendre que le petit bonhomme passe au vert. J’ai eu l’impression qu’elle m’avait parlé. Ce ne fût qu’une excuse.

Et c’est là que j’ai compris l’origine de toutes les uchronies. Remonter le temps pour empêcher Pearl Harbour ou pour imaginer que Charles Lindbergh ait été élu Président des Etats-Unis [1], c’est du flan. Remonter le temps, c’est effacer à la gomme le grisonnant, le manque d’entrain et les boursouflures, pour pouvoir dire à cette fille qu’avec moi, elle ne serait jamais déçue, et qu’en plus, j’aurais son âge, pas comme dans une chanson de Reggiani ou alors, mais bien pire, de Dalida, et à l’envers, comme il se doit.

Je m’en suis fait un film toute la matinée, avec une musique des années soixante à la Lalo Schiffrin et une voiture à la Steve MacQueen et tout ça.


[1Le complot contre l’Amérique, de Philipp Roth