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Dans la buanderie : une photo collée

lundi 14 avril 2014, par Grosse Fatigue

Je la regarde sans la voir et je la vois sans regarder. Ce n’est pas que j’en détourne vraiment les yeux. Je le vois bien, sur son cheval, à sauter des barrières. C’est une très vieille photo, puisque c’est une photo de mon enfance. Elle doit dater de 1974, un an avant sa mort. Je ne sais pas bien. Il portait la barbe. L’arrière-plan est flou mais l’on y distingue les baraques d’un centre hippique comme il se doit.

Dans la buanderie, il y a aussi les tuyaux d’arrosage, les vélos, de vieux outils, et l’inutile.

En regardant mon frère sur sa photo, je ne sais toujours pas quoi penser. J’y pense d’autant plus que je fais du vélo avec un type qui a l’âge exact de sa mort, ce qui permet de matérialiser les choses. Nous avons neuf ans d’écart ce qui n’est plus rien pour des gens qui font du vélo à notre âge. Il est né le jour de la mort de mon frère et sa propre vie caractérise parfaitement le vide qui nous sépare. La nature a bien horreur du vide et le voilà comblé car nous partons faire du vélo.

Je ne sais pas quoi faire de ce portrait. Je sais que cette expression de concentration pendant le saut est ce qui me reste de lui. J’imagine un trou dans le temps, et je me vois lui dire, ce jour-là, à ce moment précis : "Concentre-toi bien sur la photo car c’est tout ce qui restera de toi !". Il y a un moment dans nos vies qui restera un peu gravé pour les autres un certain temps. Et puis tout s’évanouira, comme les couleurs passent et disparaissent. Faut-il prendre la pose pour la postérité et savoir que l’instant décisif sera à jamais ce qui reste de nous ? Une image en deux dimensions, un moment de lumière figée sur du papier qui jaunira, sur des écrans qui s’éteindront ? Voilà tout l’art de la photo : non pas nous faire durer après, mais nous saisir au bond à un moment perdu pour tous, un moment précis dont on ne garde pas toujours les coordonnés, mais qui va subsister quelque part, sur un mur, une table, dans une buanderie. Et si l’on savait que ce moment précis allait constituer un souvenir, qu’en dirions-nous ?

La photographie est un art mineur qui garde des moments comme on garde les derniers moments. Mon frère a vécu d’autres événements après ce saut mais il n’en reste rien. Ce saut à cheval est le souvenir ultime, caché dans la buanderie. J’aimerais l’accrocher dans la maison mais je ne le fais pas. Je ne veux pas le voir tout le temps et je veux le voir seul à seul. Car les enfants posent des questions et il est inutile de les prévenir que les photos d’eux sont peut-être.

Il est inutile de toutes façons.

Que deviendra cette image en noir & blanc après ma propre mort, quand on aura transformé mon potager en résidence, ma maison en autre chose et ma buanderie en rien ? Qui videra les lieux, où ira-t-il ? Dans quelle décharge quelqu’un s’intéressera-t-il au cheval ou au cavalier, ou bien à la planche d’aggloméré qui peut toujours servir à autre chose ?

Qui reprendra des madeleines ?

Les Puces en contiennent des centaines. Et plus rien ne vibre.